L’Association des Oulémas et la célébration du Mawlid al-Nabawî
Nous sommes entrés dans le mois de rabî‘ al-awwal, mois dans lequel est né notre Prophète bien-aimé ﷺ.
Comme chaque année, la question de la légitimité de célébrer cet événement se pose. Mais plutôt que de s’intéresser au jugement juridique de celui-ci, intéressons-nous à l’action pédagogique de l’Association des Oulémas et aux efforts qu’ils déployaient pour orienter les manifestations populaires en vue de la défense de l’identité.
Si tous connaissent le célèbre nashîd composé par l’imam Ibn Badis : « Sha‘bu al-Jazâ’iri muslimun wa ilâ al-‘urûbati yantasib, man qâla hâda ‘an aslihi aw qâla mâta faqad kadhab », rares sont ceux qui savent qu’il fut écrit et récité lors de la célébration de la naissance du Prophète ﷺ en 1937 à la Madrasa al-Tarbiya wa al-Ta‘lîm de Constantine. Par la suite, il fut publié intégralement à la une du numéro du 11 juin 1937 du Shihâb, l’organe de l’Association des Oulémas, sous le titre « Salut à la Noble Nativité ».
La version répandue et enseignée actuellement dans les écoles ne reprend pas l’intégralité de ses vers, des vers explicites quant au but de sa composition et à la place du Mawlid dans la mission éducative des Oulémas :
« Salut à toi, ô assemblée de belles lettres,
Et promue sois-tu à des degrés élevés,
Et que tu sois protégée du mal des comploteurs,
Versés dans les intrigues et les troubles.
Et que tu atteignes les cimes auxquelles tu veux t’élever,
La satisfaction de tes aspirations.
Tu célèbres la naissance de celui par qui les hommes furent vivifiés à travers les époques.
Tu as célébré sa naissance par ce qui guérit les âmes de leurs maux,
Par les bonnes manières et l’éthique d’une génération étonnante.
Une génération dont l’Islam fonde l’édifice stable sur les hauteurs.
Une génération qui aime Mohammed, nourriture de maîtres avisés.
Dans ses conduites, elle s’inspire (de son modèle) et de lui, en vérité, elle se revendique.
Et dans les cœurs battants pour lui, elle plante son étendard.
Son âme, elle sacrifie pour lui,
Et tout ce qui détourne les esprits des biens de ce monde.
Et par son noble caractère, elle le défend, sinon par les épées scintillantes.
Afin que revienne à sa Communauté ce qu’elle avait perdu de sa gloire.
Et qu’elle voie l’Algérie recouvrer ce qui lui est dénié comme droit à la vie.
Ô génération, ô trésor de l’Algérie dans les difficultés et les périls,
De ta belle voix a retenti un air dont l’harmonie a réjoui notre assemblée.
Tu nous as offert de la langue classique une gustation plus douce que celle du miel blanc…
Et tu as montré à ceux qui voient ce que les livres t’ont prescrit.
Le peuple algérien est musulman et à l’arabité il appartient… »
Ce poème permet d’illustrer à quel point l’engagement de l’Association des Oulémas était total et constant. Après avoir condamné certaines innovations blâmables pratiquées lors de la célébration du Mawlid, ils se joignirent au reste de la population dans la célébration de la naissance du dernier des prophètes ﷺ, une occasion en or pour faire grandir l’amour pour le Prophète ﷺ auprès de leur peuple, après que le colonisateur a tenté de le faire oublier.
On se souvient de la déclaration du cardinal Lavigerie lors de son débarquement à Alger :
« Où es-tu, ô Muhammad ? »
Et lors de la construction du centre évangélique :
« De ce lieu débutera l’évangélisation de l’Afrique et le nom du Prophète ne sera plus prononcé. »
Déterminé à redonner au Prophète ﷺ la place qu’il mérite, l’imam Ibn Badis, dans un des sermons qu’il prononça à l’occasion du Mawlid dit :
« Nous ne sommes pas seuls en cette noble circonstance pour commémorer cet événement grandiose. En réalité, tous les humains, aux quatre coins du monde, partagent cette célébration avec nous. Leurs cœurs battent de joie et de bonheur, et leurs âmes s’inclinent en respect et en vénération pour la naissance du Maître de l’humanité. Même l’humanité tout entière participe avec nous, sinon par la parole, du moins par ses actes. Pourquoi célébrons-nous cet anniversaire ? Par amour pour celui qui en est le protagoniste. On aime une personne pour sa beauté ou pour ses bienfaits, et celui dont nous célébrons la naissance a rassemblé les deux au plus haut degré. »
Puis il ajouta :
« Cet amour nous incite à renouveler la commémoration de sa naissance chaque année. Quelle est la finalité de ce renouvellement ? C’est de tirer profit de cet amour… Notre amour pour lui nous pousse à aimer chacune de ses vertus et chacune de ses actions. Lors des commémorations de sa naissance, nous nous souvenons de ses vertus, et non de ses actions, car cela augmente notre amour pour lui et nous pousse à suivre son exemple. Nous tirons profit de cet amour en nous guidant nous-mêmes et en propageant cette guidance autour de nous… C’est cette guidance qui apportera au monde le véritable bonheur, auquel il ne pourra accéder qu’en s’y attachant. »
Il dit aussi :
« Faisons de chaque anniversaire de sa naissance un jour où nous nous engageons à renouveler notre propre état… »
L’imam Ibn Badis ne s’est pas limité à commémorer le Mawlid an-Nabawî, il a également envoyé un télégramme pour manifester son indignation et son opposition envers le gouvernement colonial français qui empêchait les musulmans de Marrakech, au Maroc, de célébrer cet événement.
« Au ministre des Affaires étrangères à Paris et au résident général à Rabat,
L’Association des Oulémas musulmans algériens proteste avec la plus grande fermeté, au nom de tous les musulmans, contre l’interdiction des célébrations prévues par les musulmans de Marrakech à l’occasion du Mawlid al-Nabawî. Elle considère cette interdiction comme une atteinte flagrante à la liberté religieuse et à l’honneur des musulmans du Maroc ainsi que du monde entier. Elle vous informe que la répétition d’un tel incident mettra fin aux sentiments des musulmans, sans exception, envers l’État français.
Signé : Abdelhamid Ben Badis »
Loin d’être une action isolée du cheikh Ibn Badis, l’ensemble des membres de l’Association des Oulémas participaient à ces commémorations.
Le cheikh Bachir al-Ibrahimi expliqua :
« Nous autorisons ces célébrations et nous les considérons comme des occasions d’éducation et des leçons de guidance. »
Il encouragea également ces pratiques en disant :
« Ravivez ces souvenirs dans vos cœurs ainsi que dans ceux de vos fils et de vos filles. »
Cela ne signifie pas que l’Association des Oulémas acceptait tout ce qui se faisait durant cette commémoration. En témoigne la prise de position du cheikh Bachir al-Ibrahimi à Dar al-Hadith en avril 1938 :
« J’ai lu beaucoup de ce que les poètes ont composé dans leurs poèmes célébrant le Mawlid, dans lesquels ils rappellent aux musulmans la naissance de leur religion et renouvellent leur serment à l’égard de la naissance de leur Prophète. J’ai constaté que tous ces poètes restent dans un cadre traditionnel où les plus récents suivent les plus anciens. Ce cadre consiste à mentionner les miracles qui ont accompagné sa naissance – paix et bénédiction sur lui – puis ils passent à son éloge, à l’imploration par son intermédiaire, et mentionnent ses caractéristiques physiques et seulement un peu de ses qualités morales. Cela ne suscite aucune émotion profonde ni ne pousse à imiter son exemple ou à se mettre à l’action.
Ils décrivent ensuite la nuit de la naissance avec des termes poétiques et imaginaires, embellissant le tout avec exagération et excès. On pourrait croire qu’ils – qu’Allah leur pardonne – ne réalisent pas qu’ils ravivent des souvenirs qui doivent influencer des générations futures, prêtes à affronter l’avenir, et que ces générations sont façonnées par les exemples et les images historiques que l’on dessine pour elles. Or, ces poètes ne font que dire ce qui plaît aux oreilles, procurant un plaisir éphémère et n’impactant les émotions que de manière limitée.
J’ai toujours été peu touché par ces poèmes sur le Mawlid, car ils suivent tous le même schéma de description, de louanges, d’exagération et d’accumulation de récits miraculeux – qu’ils soient plausibles ou non –, bien que prouver ces miracles par des voies de transmission fiables soit hors de portée.
Depuis mes premières années de conscience, j’ai toujours ressenti une certaine aversion pour ces exagérations. J’ai également toujours eu le sentiment qu’il y avait quelque chose de plus profond à découvrir au-delà de ces exagérations. »
Puis il continua en tentant de trouver un juste milieu entre les exagérations des uns et le refus de célébrer cette commémoration des autres en affirmant :
« La vérité qui a échappé aux deux camps est que cette commémoration s’adresse aux négligents. Les pieux prédécesseurs ne l’ont pas instituée parce qu’ils étaient continuellement en rappel grâce à la force de leur foi, leur proximité naturelle avec la religion et parce que leurs vies étaient remplies de bonnes œuvres. Cependant, à notre époque moderne, où l’oubli a envahi les cœurs et où la dureté a pris le dessus à cause du temps écoulé, les musulmans ont besoin de rappels. Il est donc sage et judicieux que les musulmans se tournent vers leur histoire pour en tirer des leçons, vers leur Prophète pour étudier sa vie et vers leur Coran pour en révéler les vérités. L’une des meilleures occasions de réveil est la célébration du Mawlid de Muhammad ﷺ, si nous le comprenons dans ces nobles significations. »
Il écrivit aussi :
« En ce qui concerne le jugement religieux, nous ne reconnaissons pas cette approbation excessive de certains qui utilisent l’amour du Prophète comme excuse pour commettre des innovations dans la célébration du Mawlid, ou qui justifient les actions des dirigeants dont l’unique but derrière ces célébrations est de faire leur propre propagande. Si ces célébrations étaient utilisées comme un moyen d’améliorer la situation de la communauté, de la ramener aux traditions prophétiques et de la guider par la voie de Muhammad, alors leur action aurait un fondement valable et un impact bénéfique. »
Puis il justifia la légitimité de célébrer le Mawlid en déclarant :
« Les actions sont jugées en fonction de leurs intentions. »
« Célébrer le Mawlid al-Nabawî, c’est raviver les valeurs de la prophétie et rappeler tout ce que Muhammad ﷺ a apporté comme guidance, ainsi que la perfection de ses qualités morales. Ceux qui parlent lors de cette commémoration devraient rappeler aux musulmans les nobles caractères de leur Prophète et la grandeur de leur religion, qui s’est élevée grâce à ces qualités. C’est dans cette perspective que nous autorisons ces célébrations et les considérons comme des occasions d’éducation et des leçons de guidance. »
En ce qui concerne ceux qui interdisent la célébration, l’imam al-Ibrahimi dit :
« Ceux qui affirment que cela est une innovation ne se basent que sur les dérives de certaines pratiques populaires lors du Mawlid. »
Un Mawlid à visée éducative
À la différence d’une partie de ceux qui célèbrent le Mawlid, les Oulémas de l’Association étaient animés d’une mission pédagogique et éducative. Le cheikh Bachir al-Ibrahimi écrivit :
« Nous célébrons le Mawlid d’une manière différente de celle habituelle, avec une approche autre que celle communément adoptée. Nous y mettons en lumière la vie du Prophète et ses nobles qualités, et nous dévoilons les secrets qu’elles contiennent, ainsi que leur impact sur notre réforme si nous les suivons, et notre perdition si nous nous en détournons. Ainsi, dans nos célébrations, nous renouvelons notre lien avec notre Prophète dans les aspects où il est notre guide et où nous sommes sa communauté. »
Ce que l’imam Ibn Badis rappela à juste titre lorsqu’il fut interrogé en ces termes :
« Quelle est la raison de célébrer cet anniversaire ? »
Il répondit :
« L’amour pour celui dont nous célébrons la naissance[…] Cela constitue un guide pour tous ceux qui fêtent cette occasion […] Il est juste et obligatoire que ce noble Prophète soit plus aimé pour nous que nous-mêmes, nos biens et toute l’humanité, même s’il ne nous avait pas dit dans son noble hadith : “Aucun de vous ne croit vraiment tant que je ne lui suis pas plus cher que son enfant, son père et tous les gens.”Combien parmi nous aiment ainsi le Prophète sans même avoir entendu ce hadith ? Cet amour nous pousse à renouveler la commémoration de sa naissance chaque année. »
Puis en guise de conclusion, il expliqua :
« Le but du renouvellement de cette commémoration est de tirer profit de cet amour. En effet, notre amour pour lui nous pousse à aimer chacune de ses qualités et chacune de ses actions. Lors des commémorations de sa naissance, nous rappelons ses qualités et ses actions, ce qui augmente notre amour pour lui et nous incite à suivre son exemple. Nous utilisons cet amour pour nous guider nous-mêmes et pour diffuser cette guidance autour de nous, une guidance qui est la seule véritable source de bonheur pour le monde. »
Une approche intelligente face aux divergences
Si la question du Mawlid est souvent abordée de façon polémique, l’étude de l’attitude de l’Association des Oulémas vis-à-vis de sa célébration met en relief l’intelligence de ses membres et la dimension éducative de leur projet. Elle permet de voir à quel point elle était capable de dépasser les divergences entre les croyants, en cherchant à travers une position médiane à défendre l’identité musulmane, menacée par la colonisation.
Afin de ne rien laisser aux colonisateurs et pour contrer l’influence des sectes maraboutiques, ils ont su investir tous les champs d’action, dont celui des commémorations religieuses. En effet, le colonisateur s’appuyait sur ces groupes déviants, capables de priver les musulmans de la vivacité de leur foi, transformant l’islam en simple folklore.
C’est ce que décrivit le cheikh Bachir al-Ibrahimi lorsqu’il dit :
« Le fléau qui s’est abattu sur ce pauvre peuple provient de deux fronts qui s’entraident, ou plus exactement de deux colonisations conjointes, qui sucent son sang, qui s’enracinent dans sa chair et qui lui corrompent sa religion et sa vie d’ici-bas. Une colonisation matérielle et spirituelle. Les fléaux de cette colonisation sont de deux types : il y a une colonisation matérielle, la colonisation française, qui utilise le fer et le feu, et une colonisation spirituelle, représentée par les savants des voies soufies, qui ont de l’influence sur le peuple, et qui commercent avec la religion et collaborent avec le colonialisme avec satisfaction et soumission. Ibn Badis et moi avons estimé plus judicieux que l’Association commence par combattre cette deuxième colonisation. »
La commémoration du Mawlid par l’Association des Oulémas illustre parfaitement son combat contre cette deuxième forme de colonisation et son implication dans tout ce qui était susceptible de valoriser l’identité musulmane.
Quant au poème écrit pour l’occasion du Mawlid par le cheikh Ibn Badis, son impact ne se limitera pas à cette simple commémoration. Il deviendra l’emblème de la défense de l’identité musulmane. Malek Bennabi expliqua :
« Chez le cheikh Ibn Badis, le processus déclencha au contraire une plus ferme prise de conscience qui mit sur les lèvres de la nouvelle génération un défi inouï ; je traduis : l’Algérie est musulmane et elle fait partie du monde arabe. C’était en fait une suspension de la sédimentation culturelle qui avait suivi l’installation du colonialisme. Son effet immédiat fut celui d’une immunisation qui arrêta net le processus de “désalgérianisation” dans le pays et détermine une nouvelle orientation de celui-ci. Il marquait en effet l’instant d’un nouveau clivage et le départ d’une nouvelle sédimentation qui déclencha en Algérie un processus de récupération des valeurs traditionnelles enfouies momentanément sous le limon de l’ère coloniale. La langue arabe est ainsi récupérée. Elle devient le moyen d’expression d’une vie publique dont les thèmes se sont affranchis de plus en plus de l’inspiration étrangère. Le pendule bat à présent les nouvelles heures de l’histoire algérienne. Bien sûr, le maître de l’école coloniale continue à enseigner au petit Algérien sa leçon d’histoire sur ses ancêtres les Gaulois. Mais l’enfant sortira de la leçon en fredonnant pour lui-même ou en chantant avec ses camarades de jeu : “L’Algérie est musulmane et arabe…”. »
L’Association a mené sa révolution culturelle en investissant tous les domaines, de l’enseignement à l’éducation en passant par le divertissement, c’est dans cette dynamique que l’imam Ibn Badis créa le club de football de la Mouloudia de Constantine, ce qui illustre l’importance qu’il donnait au Mawlid al-Nabawî al-Sharîf.
Ce Mawlid, ancré dans les traditions du Maghreb, qui était souvent un simple folklore, est devenu par l’action des Oulémas une occasion de militantisme intense, faisant du Prophète ﷺ l’ultime modèle à suivre et le moteur de la révolution spirituelle que l’Association des Oulémas souhaitait mener dans ce pays dévasté par plus de cent ans de colonialisme.
Sources : Âthâr al-imâm Ibn Bâdîs et Âthâr al-imâm Bashîr al-Ibrâhîmî.
Auteur : Thomas Sibille