Recension du livre d’Edward Saïd, L’Orientalisme, l’Orient crée par l’Occident

Recension Edward Saïd, L’Orientalisme, l’Orient crée par l’Occident, Paris, Seuil, réed 2015, 592 p.

            « Prenons par exemple la rencontre de Flaubert avec une courtisane égyptienne, rencontre qui devait produire un modèle très répandu de la femme orientale : celle-ci ne parle jamais d’elle-même, elle ne fait jamais montre de ses émotions, de sa présence ou de son histoire. C’est lui qui parle pour elle et qui la représente. Or, il est étranger, il est relativement riche, il est un homme, et ces faits historiques de domination lui permettent non seulement de posséder physiquement Kuchuk Hanem, mais de parler pour elle et de dire à ses lecteurs en quoi elle est « typiquement orientale ». […]»[1]. (p. 36). Ce court extrait introduit idéalement la thèse qu’Edward Saïd souhaite défendre dans cet ouvrage. En effet, selon lui la relation entre l’Occident et l’Orient est une relation de pouvoir et de domination : l’Occident exerce, à des degrés divers, sur l’Orient une hégémonie complexe. L’Orient est « orientalisé » selon les stéréotypes de l’Européen moyen du XIXe siècle. Dans ce passage de Voyage en Orient, une situation de force, voir même de domination, s’installe entre Flaubert et la courtisane égyptienne Kuchuk Hanem. Cet extrait ne doit pas être pris comme un exemple isolé ou simplement anecdotique, selon E.Saïd cet exemple littéraire du XIXe est parfaitement illustrateur du    rapport de force et de domination qui semble exister entre l’Orient et l’Occident.

L’auteur et ses travaux :

            En mettant en lumière la complexité des enjeux politiques et culturels hérités de la colonisation, et en défendant fermement la cause palestienne, l’oeuvre d’E.Saïd est devenue incontournable. Edward Saïd est né à Jérusalem en 1935, sous le mandat britannique. Son père, un homme d’affaires palestinien de confession catholique, a vécu aux États-Unis et a obtenu la nationalité américaine suite à son service durant la Première Guerre mondiale. Sa mère était quant à elle palestinienne protestante. Sa famille s’exile en Égypte en 1947, alors qu’il est adolescent, mais il n’y vit que très peu de temps : ses parents l’envoient étudier aux États-Unis. Il y fait une thèse de doctorat sur Joseph Conrad, puis commence à enseigner la littérature comparée dès 1963, à l’université Colombia de New York. Il y devient professeur attitré de littérature en 1991 et conservera cette chaire jusqu’à son décès en 2003. L’expérience de l’exil et du passage des frontières est au cœur de l’œuvre d’ E.Saïd, qui ne cesse de réfléchir sur les rapports de domination de l’Occident sur le reste du monde. Sa réussite tient sans doute moins au fait d’avoir ébranlé les représentations de l’Orient que d’avoir problématisé l’Occident et ses discours[2]. C’est ainsi que la question orientaliste a pu se poser en d’autres termes et ouvrir de nombreux débats d’un côté et de l’autre, la lecture d’ E.Saïd s’étant largement diffusée.

Par ailleurs, son livre LOrientalisme est un témoignage concret de son implication politique et plus particulièrement de son intérêt pour les problématiques de la domination et des représentations. Il interroge particulièrement les modes de dominations culturelles et politiques, comme l’impérialisme mais aussi ses moyens de contestation. LOrientalisme a rapidement eu une influence considérable tant en Orient qu’en Occident, où il pose les jalons des postcolonial studies[3] en articulant sciences politiques, histoire, philosophie et critique littéraire utiles pour questionner les notions de représentation et de domination. L’ouvrage questionne en effet de façon novatrice, à travers l’analyse des représentations littéraires, les représentations construites de l’Orient par l’Occident. Il remet ainsi en question les préjugés européocentriques les plus répandus et les plus subtils. Plus encore, l’enjeu du livre de E.Saïd est qu’il ne se contente pas simplement de dénoncer ces manipulations dans les représentations : il montre en effet que les populations orientales elles-mêmes se sont appropriées ces préjugés, et qu’elles nourrissent désormais elles-mêmes ce sentiment de domination de la pensée occidentale. Par-là, E.Saïd souligne la persistance des dynamiques de colonisation. Ce constat dressé par l’auteur fait écho à l’analyse que faisait Malek Bennabi, plusieurs décennies auparavant sur les sociétés colonisées dans Les conditions de la renaissance (1948) : « Dans un milieu colonisable, il n’est pas possible de voir autre chose qu’une administration colonialiste […] On ne cesse d’être colonisé qu’en cessant d’être colonisable, c’est une loi immuable ». Ces deux auteurs soulignent le fait qu’il y a une certaine forme d’acceptation de la domination de l’Occident chez les Orientaux.

Résumé de l’ouvrage :

            Dans son Introduction (p. 29-70), E.Saïd donne les différents points de vue qui l’ont conduit à écrire ce genre d’ouvrage. Il définit d’abord ce qu’il entend par orientalisme. « Il doit être clair pour le lecteur (…) que, par orientalisme, j’entends plusieurs choses qui, à mon avis, dépendent l’une de l’autre (…). Est orientaliste toute personne qui enseigne, écrit ou fait des recherches sur l’Orient en général ou dans tel domaine particulier (…) et sa discipline est appelée orientalisme » (p. 31). Après cette définition, Saïd énonce son hypothèse et ce qu’il souhaite dénoncé dans cet ouvrage : l’Orient n’est pas un fait en soi, mais plutôt une idée qui a une histoire et une tradition de pensée, une imagerie et un vocabulaire qui lui ont donné une réalité et une présence en Occident.

La première partie, Le domaine de l’orientalisme (p. 73-200), décrit la naissance du discours occidental sur les peuples du Proche-Orient arabe, et en grande partie islamique. Ici E.Saïd précise son argumentation en étudiant plus en détail la naissance et le développement de l’orientalisme moderne depuis le XIXe siècle, notamment dans le discours historique et la compréhension de l’émergence du monde arabo-musulman. Dès lors, l’orientalisme exerce une forte influence sur la manière dont les écrivains du XIXe siècle, comme Flaubert, Chateaubriand, ou encore Lamartine décrivent et caractérisent l’Orient. Quant à l’influence de l’orientalisme dans les sciences humaines et notamment en histoire, E.Saïd dénonce la compréhension biaisée qu’ont les tenants de cette idéologie de l’Islam, et rappelle que « les orientalistes – de Renan à Goldziher, de Macdonald à von Grunebaum, Gibb et Bernard Lewis – voyaient l’islam, par exemple, comme une « synthèse culturelle » (selon l’expression de P.M Holt) qui pouvait être étudiée en dehors de l’économie, de la sociologie et de la politique des peuples islamiques. Pour l’orientalisme, l’islam avait un sens que l’on pouvait trouver, si l’on en cherchait la plus simple formulation, dans le premier traité de Renan : pour mieux le  comprendre, il faut réduire l’islam à la « tente et à la tribu » […] » (p. 191-192). Sur la crise que subit l’orientalisme dans les années 1950, avec l’événement hautement symbolique de la conférence de Bandung (1955) et l’émergence des premiers mouvements de libération nationale. Au-delà de ce contexte historique, le sociologue Anouar Abdel-Malek (1924-2012) souligne dans son célèbre article « L’orientalisme en crise »[4] (1963) qu’il y a en outre, le fait que les spécialistes, mais aussi le grand public ont pris conscience du décalage, non seulement entre la science orientaliste et le matériau objet d’étude, mais également entre les conceptions, les méthodes et les instruments de travail des sciences humaines et sociales et ceux de l’orientalisme.

La deuxième partie, L’orientalisme structuré et déstructuré (p. 203-344), expose l’évolution de ce discours et l’institutionnalisation de celui-ci. L’auteur précise son objectif en étudiant en détail la naissance et le développement de l’orientalisme moderne au XIXe siècle. Il dénonce ici notamment l’émergence de nouveaux discours élaborés par les orientalistes de cette époque tel que Silvestre de Sacy, Ernest Renan ou encore Edouard William Lane. Ce sont ces derniers qui donnent une base dite « scientifique » et « rationnelle », un vocabulaire et des idées qui vont désormais dominer le discours sur l’Orient, qu’il soit tenu par des orientalistes ou des non-orientalistes. E.Saïd s’insurge ici contre ces discours, car selon lui ils portent en eux un justification du colonialisme franco-britannique. À partir du XIXe siècle, l’orientalisme exerce une forte influence sur la manière dont les écrivains de cette époque décrivent l’Orient, comme nous avons pu le voir avec l’extrait de Voyage en Orient (1851) de Flaubert. Avec l’institutionnalisation de l’orientalisme, plusieurs auteurs ne décrivent plus l’Orient à partir de l’expérience personnelle, mais à partir de textes écrits avant eux par d’autres orientalistes, l’Orient devient alors un « orient fantasmé » avec tous les stéréotypes qui l’accompagne. Ainsi, quand Nerval écrit sur l’Orient il se nourrit de celui de Lamartine qui lui même s’inspire de l’Orient de Chateaubriand.

Dans une troisième partie, L’orientalisme aujourd’hui (p. 347-527), E. Saïd montre comment l’orientalisme intellectuel devient, au XXe siècle, un instrument de la politique occidentale en Orient. C’est l’époque de l’orientaliste anglais « agent secret » T.E Lawrence, plus connu sous le surnom de Lawrence d’Arabie, en Orient au service de la puissance coloniale britannique. Ces missions ont pour finalité de réaliser l’union entre l’Orient et l’Occident, tout en réaffirmant la suprématie supposée technologique, politique et culturelle de l’Occident. Selon E.Saïd, les deux orientalistes les plus importants du siècle dernier sont Sir Hamilton Gibb et Louis Massignon, leur pensée est longuement présentée dans cette dernière partie. Le quatrième chapitre de cette partie peut être assimilée à une sorte de conclusion dressée par l’auteur. Depuis la seconde guerre mondiale, l’empire américain a délogé la France et la Grande-Bretagne du devant de la scène mondiale. « Toutes les parties du monde qui furent colonisées, sont maintenant liées aux États-Unis par un vaste réseau d’intérêts, tout comme la prolifération de sous-spécialités universitaires sépare (…) toutes les anciennes disciplines philologiques créées en Europe, telle que l’orientalisme. » (p. 475). Dans ce nouveau rapport de forces, E.Saïd montre comment l’orientalisme européen traditionnel s’est reconverti, aux États-Unis, à propos de l’Islam et des Arabes.

            Cet ouvrage majeur qui date maintenant d’une cinquantaine d’année n’a pas perdu sa justesse d’analyse et a le mérite de soulever des questions importantes et universelles, telle que l’influence de la politique, sous forme de l’impérialisme, sur la production littéraire et l’érudition, ou la tendance à la réduction et à l’assimilation de certaines cultures, par des cultures dites « dominantes ». E.Saïd soulève également plusieurs questions pertinentes au fil de cette étude, cependant il laisse celles-ci souvent sans réponse, notamment quand il invoque l’impérieuse nécessité de nouvelles méthodes d’approche du Moyen-Orient et qu’il ne nous donne malheureusement pas de solution lui non plus . Enfin, notons que cet ouvrage n’est pas censé être un point final apporté à la réflexion autour de ce qu’est l’orientalisme, au contraire, celui-ci n’est qu’un début qui est censé nous permettre de nous questionner sur cet objet protéiforme qu’est l’orientalisme. Par ailleurs, E.Saïd déclare lui-même à propos de son livre : « J’ai préféré examiner ce que jestime important et fondamental : je reconnais davance que la sélectivité et le choix délibéré ont régné. Jespère que les lecteurs et critiques de ce livre sen serviront pour prolonger la recherche et la réflexion sur lexpérience historique de limpérialisme »[5].

Ilyes BELHADJ
@unlecteurparmidautres


[1] Gustave Flaubert, Voyage en Orient (1849-1851), Folio, Paris, réed. 2006, 752 p. in Edward Saïd, L’Orientalisme, l’Orient crée par l’Occident

[2] Yves Clavaron, Edward Saïd, L’Intifada de la culture, Éditions Kimé, 2013, p.85.

[3] Les études postcoloniales (de l’anglais postcolonial studies) sont un champ de recherche apparu dans les années 1980 aux États-Unis, plus tard en Europe, en réaction à l’héritage culturel laissé par la colonisation. Elles s’inscrivent dans la démarche critique du discours postmoderne. L’adjectif « postcolonial », qui renvoie aux théories et écrits du postcolonialisme, ne doit pas être confondu avec le terme « post-colonial », qui désigne la période ultérieure à la colonisation. L’Orientalisme d’Edward Saïd (1978) est généralement considéré comme le texte fondateur du postcolonialisme

[4] Anouar Abdel-Malek, « L’orientalisme en crise », Paris, Revue Diogène, n°44, 1963, p.109-142

[5] Edward W. Said, Culture et impérialisme, Paris, Fayard/Le Monde diplomatique, 2000 [1993], p. 25.

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