La théorie sociale par Malek Bennabi dans le roman Lebbeik

En glissant dans Google les mots « Bennabi » et « pédagogie sociale », vous n’obtiendrez que deux hyperliens. Or le concept de « pédagogie sociale » est le moteur de la théorie de la théorie bennabienne de la civilisation. Plus qu’un concept c’est le modèle théorique bennabien pour l’analyse anthropologique.

Cette occultation révèle indiscutablement le retard accumulé dans la compréhension de la pensée bennabienne. Il y a de nombreux causes à cela : d’abord la tendance à isoler Bennabi de son contexte historique ; ensuite, l’absence d’une présentation cohérente c’est-à-dire totale, de la pensée bennabienne ; enfin, le culte de la personnalité dont nous faisons preuve au détriment des idées du penseur. Tout cela nous prive du seul et unique modèle théorique en notre possession et qui nous permettrait de résorber les crises multiformes que nous vivons. Pour Bennabi, la pédagogie sociale (ce que nous appelons pour notre part la raison éthique) est la construction d’une nouvelle anthropologie en vue de fonder un nouveau cadre théorique culturel.

Nous allons dans un premier temps analyser Lebbeik, pèlerinage de pauvres ; et tenter dans un deuxième temps de reconstruire le modèle d’analyse théorique bennabien de la civilisation (la pédagogie sociale) à la lumière de son contexte littéraire et intellectuelle. La restitution de l’œuvre de Bennabi à ce contexte nous permettra de cerner au plus près sa réflexion sur la civilisation et de saisir les sources et les origines de sa contribution aux sciences humaines. Nous verrons enfin quelques applications de cette théorie anthropologique à l’histoire et à la littérature chez Bennabi.

I. Analyse de Lebbeik, pèlerinage de pauvres

Lebbeik, pèlerinage de pauvres à l’instar des romans de la première moitié du XXe siècle a pour principal centre d’intérêt la définition de l’identité dans un contexte marqué essentiellement par la question de l’assimilation. Malek Bennabi pourtant est le seul d’entre les romanciers de son époque à tourner le dos à la problématique assimilationniste pour se tourner vers l’anthropologie et la question de la culture / civilisation. Dès 1948 donc il met à l’essai son modèle théorique de la civilisation dans son roman Lebbeik, pèlerinage de pauvres. Un roman qui devrait être le livre de chevet des algériens aujourd’hui.

Résumé de Lebbeik, Pèlerinage de pauvres (voir tableau synoptique de l’intrigue)

L’analyse de Lebbeik en deux macros séquence, nous révèle l’éthique fondatrice de l’œuvre romanesque. Dans la première séquence le narrateur de Lebbeik, pèlerinage de pauvres nous présente Brahim. Issu de la bourgeoisie bônoise, il a sombré dans l’alcoolisme. Un soir il se voit en rêve à la Mecque. C’est un choc pour Brahim qui prend conscience de sa dégradation sociale. Sa mémoire spirituelle lui revient, il renoue avec la transcendance. Cette dernière va dorénavant dominer, organiser et orienter les instincts du personnage. Il commence à opérer tout de suite des changements dans sa vie. Il décide de partir à la Mecque. En se libérant de son passé, de ses réflexes antisociaux le personnage recouvre son autonomie morale. Il est devenu sujet agissant et autonome moralement animé d’un puissant élan de transcendance, il entame les préparatifs du voyage. La transcendance est indissociable de l’action du sujet et implique l’autonomie morale.

Dans la deuxième séquence à bord du bateau, il retrouve des paires. Il s’intègre peu à peu à cette nouvelle société de pèlerins. Protégés par l’élan religieux et l’autonomie morale, les liaisons sociales vont donner naissance à des réflexes sociaux. Ils vont contribuer à former une société civilisée. Une petite communauté se forme autour du sentiment profond de responsabilité des uns vis-à-vis des autres. Le sens de la responsabilité est le pendant social de l’autonomie morale individuelle. Brahim réalise le parcours éthique qui mène de l’inefficacité post almohade à l’efficacité civilisatrice. Le sentiment de la responsabilité apparait comme le ressort de la société. A la fin le personnage Brahim et les pèlerins auront appris à vivre ensemble. Pour Bennabi c’est cela se civiliser. Brahim vit l’idée religieuse sur un mode de vérité vécue, l’idée religieuse ici ne relève pas de l’univers de la connaissance pure et théorique.

C’est dans la seconde séquence qu’apparaissent deux personnages emblématiques de la question identitaire : Hadi le yaouled, et en particulier l’intellectuel musulman bilingue. Tous deux sont porteurs d’une lourde charge symbolique.

Tableau synoptique de l’intrigue (cliquer pour agrandir)

Commentaire

Dans Lebbeik, Pèlerinage de pauvres Bennabi n’est pas du tout à la recherche de l’être de l’homme, il s’inscrit plutôt dans une philosophie de l’action. Car en effet d’une philosophie de l’être, il ne pourrait résulter qu’une société statique en rupture avec la transcendance. Or dans le cas du monde musulman le changement est un impératif pour sortir de la colonisabilité d’abord et de la colonisation ensuite. C’est pour tout cela que le fait de poser les termes du changement dans l’âme musulmane, apparait comme un indispensable si l’on veut retrouver la vocation civilisationnelle de l’islam. Dans cette optique Lebbeik pourrait-on dire est une explicitation détaillée et minutieuse du verset coranique sur le changement « Le Protecteur ne change rien au sort d’un peuple tant qu’ils n’ont pas changé ce qu’il y a en leurs propres êtres ».

Pour Bennabi la sortie de la colonisabilité n’est pas religieuse, elle est civilisationnelle. Et en ce sens cette œuvre romanesque magistrale de Bennabi semble répondre aux interrogations soulevées par les romanciers qui l’ont précédé. Nous pensons ici en particulier mais pas exclusivement à Chukri Hassan Khodja et Mohammed Ould Cheikh. Pour l’auteur de Lebbeik, pèlerinage de pauvres, la seule thérapeutique à la dislocation sociale – sous l’effet des coups de boutoirs de la politique du sénatus-consulte de 1865 – évoquée dans le roman de Chukri Khodja : c’est la culture. Mais une culture qui soit non pas une rémanence de la culture arabo-islamique pré / post almohadienne, mais une culture qui appelle une nouvelle conscience animée par cette quête de la transcendance innée en l’homme, innée sans être pour autant biologique. Il n’y a pas de signification à une recherche de la transcendance en dehors de l’action, de l’esthétique, de la technique et du lien social, semble rappeler Bennabi à l’adresse de Hadj Hamou Abdelkader (1), Chukri Hassan Khodja et Mohammed Ould cheikh dans ce roman. Avec Malek Bennabi le monde algérien semble avoir dépassé la question du conflit intérieur nait de la politique d’assimilation, il est au seuil de la conscience civilisationelle.

Lebbeik, a ceci de particulier qu’il nous révèle, pour la première fois, la pensée éthique qui sous-tend tout l’édifice bennabien. Le liant sociétal procède de ce système éthique – de la réciprocité entre l’individuel et le social – où la transcendance est inséparable de l’action et de la responsabilité vis-à-vis de la communauté humaine. En effet pour Bennabi, le bonheur se mesure à l’aune de la transcendance et de la sanction sociale contrairement au système façonné par la pensée occidentale, ou plus exactement par l’intérêt matérialiste et égoïste de la morale bourgeoise de l’Europe du XIX e siècle. Ainsi pour un théoricien du capitalisme naissant comme Bentham la vision de l’homme est-elle extrêmement étroite et purement économique. C’est « la nature [qui] fait que l’humanité ne soit guidée que par deux maitres : le plaisir et la douleur ». Ce mode de pensée ne conçoit la cohésion du monde que fondé sur la légitimité philosophique de la matière / nature. C’est cette pensée occidentale qui est à l’origine l’embrasement du monde et Bennabi y fait allusion dans la discussion entre le matelot et l’intellectuel musulman bilingue.

Lebbeik, en outre, apporte dans la construction identitaire algérienne un nouvel élément. Celui de la rationalité fondée sur la transcendance. Le personnage de l’intellectuel musulman bilingue est emblématique de la civilisation qui met au centre de ses préoccupations l’Homme.

Enfin de même que pour tous les romans de l’entre-deux-guerres, Lebbeik fonctionne sur le plan esthétique selon un double schéma. Une double intrigue (voir tableau synoptique de l’intrigue) constitue la trame de la fiction. Elle offre deux lectures possibles de l’œuvre. La première, se nouant autour d’un rêve, est superficielle et pourrait faire croire à l’histoire d’un ivrogne tout bonnement qui se repend de son vice, sur un fond de turpitude sociale. C’est la version préférée des critiques-censures de la colonisation et c’est ce genre de grille de lectures aussi qu’affectionnent et propagent Jean Déjeux (l’élève de Massignon) et après lui Charles Bonn, en bons continuateurs de la pensée assimilationniste. Mais en fait il y a une autre intrigue, une intrigue plus fidèle qui ne demande qu’à être lue. Celle-ci se construit chez Malek Bennabi par exemple à partir de la question esthétique, pour englober la totalité qu’est le système de la culture. La théorie esthétique de l’auteur de Lebbeik, pèlerinage de pauvres, s’inscrit dans l’expérience religieuse (tawhid). L’art par sa capacité de transcendance, apparait somme toute, comme le vecteur, mais surtout comme le catalyseur par excellence de la culture dans son acception bennabienne.

En définitive notre analyse vient compléter le système de la culture bennabien et en notamment la raison éthique par des éléments de pédagogie sociale – nécessaire au changement, selon Bennabi.

Modèle théorique de la pédagogie sociale

Id. relig. (E. vitale) >>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>> Société
Id. relig. (E. vitale) >>>>>>>> Autonomie >>>>>> RLS >>>> Société

II. Le contexte algérien

Bennabi s’inscrit dans la continuité des intellectuels musulmans du début du vingtième siècle.
La question qui anime ces intellectuels est la même selon Abdelkader Djeghloul : Qui sommes-nous ? Que faut-il faire ? Cette question est en fait au cœur du débat dans la phase historique de ce que Abdelkader Djeghloul appelle la phase de Déstructuration / Restructuration (2) et qui s’étend de 1870 à 1930. Autour de cette question tournaient les interrogations des romanciers algériens de la première moitié du XX e siècle.

On peut distinguer 3 grandes réponses formulées par trois romanciers : D’abord dans les années vingt, phase de la résistance dialogue : le roman est dominé par la question de l’assimilation et de la déstructuration de la société musulmane. Khodja dans Mamoun, l’ébauche d’un idéal et tout comme Hadj Hamou dans Zohra, la femme du mineur brosse le tableau du processus d’assimilation ; tous deux dénoncent la déstructuration de l’identité et de la société algériennes. Pour eux, la restructuration de l’identité passe nécessairement par un retour à la morale : seule issue à la crise coloniale. Pour eux donc la problématique est socio-morale. Si les romanciers des années vingt font de la dénonciation de la politique d’assimilation et la déstructuration de l’identité algérienne le thème central, les romanciers à partir des années trente et quarante vont insister quant à eux sur la restructuration de l’identité algérienne.

Dans les années 30, c’est-à-dire la phase des grandes organisations, toujours selon la périodisation de Abdelkader Djeghloul, M. Ould Cheikh représente sous forme d’intrigue dans son roman Myriam dans les palmes le processus d’islah – selon lui il suffit de revenir à la vraie foi, au tawhid, pour se retrouver dans le meilleur des mondes : la civilisation. Pour lui la problématique algérienne est donc historico-spirituelle.

Le contexte algérien politique et littéraire

Enfin dans les années quarante, phase du déclin des grandes organisations. Bennabi refuse l’idée d’une sortie de la crise par la morale, la Loi. Bennabi refuse également une sortie de la crise par la Foi. Pour Bennabi la Foi est une Loi sociale, mais une foi non pas en puissance mais en acte. Il semble que pour Bennabi, le meilleur des mondes soit celui de l’action efficace. Bennabi décrit dans Lebbeik, pèlerinage de pauvres ce qu’il appelle un processus de pédagogie social. C’est un véritable modèle théorique, d’une grande généralisation et d’une abstraction très poussée, qui décrit comment toute société, passe de l’inefficacité à l’efficacité. La structure de la pédagogie sociale permettrait aux musulmans entre autres d’être efficacité. Le propre de ce processus est qu’il synthétise de la loi et de la foi, lien rompu dans le monde musulman depuis plusieurs siècles et qui est responsable de la dérive omeyade (Sifin). Il nous décrit les élites : ce sont des gens inefficaces insensibles à l’idée religieuse, et donc ils restent inefficaces. Ils ne jouent pas le rôle que leur confère leur statut théorique. Ce sera quelqu’un qui n’a pas la science qui prendra en charge la phase de changement.

En fait Bennabi dans Lebbeik met à l’épreuve son modèle théorique d’analyse qu’il ne révélera (?) au grand public que dans dix années plus tard, en 1958, dans Naissance d’une société. C’est autour de ce modèle théorique, ce que j’appelle personnellement la raison éthique du système culturel, que Malek Bennabi construira sa théorie de la civilisation.

En fait Bennabi a découvert une lutte idéologique, un clash des sciences. Pour éclairer ce modèle d’analyse théorique de « la pédagogie sociale » il est nécessaire d’explorer le débat scientifique qui a lieu au niveau mondial. En effet on comprend difficilement le clash des théories scientifiques dans le contexte colonial algérien où ces théories sont pratiquées plutôt que pensées. Il y a en ce début de vingtième siècle une lutte sans merci entre l’anthropologie issue de l’ethnologie coloniale et l’anthropologie américaine, issue de la l’école de francfort. C’est à qui dominera le monde par les idées. Bennabi va les renvoyer dos à dos.

III. Le contexte international

Sur le plan international nous assistons à un affrontement entre trois acteurs : les réformistes musulmans, les libéraux et les conservateurs. C’est dans la confrontation avec la pensée libérale et la pensée raciale que Bennabi va développer une anthropologie, en leur empruntant leurs outils.

Face aux islahi

Bennabi n’attache aucune importance aux formulations doctrinales anciennes, comme le font les oulémas. A ses yeux leur action est marquée du sceau de l’inefficacité ; elle est pour lui plus à une tentative de rémanence culturelle que d’un processus redynamisation social.

Les grands courants de pensées mondiaux : les sources de la Pédagogie Sociale

Bennabi ne retient que le noyau, la quintessence de l’idée religieuse, c’est-à-dire le tawhid vécu comme puissance de transcendance de l’être. C’est ce noyau qui va lui permettre de développer un regard sur la religion en tant que moyen d’affronter les problèmes d’aujourd’hui et de changer la réalité. (Dieu chez Hegel) L’idée religieuse sort Brahim le personnage principal de Lebbeik, pèlerinage de pauvres, de la conscience (l’esprit chez Hegel) inauthentique qui l’a déshabitué de la pensée et au changement pour le faire entrer dans les remous du monde (dunya) (la nature chez Hegel). Dans Lebbeik, pèlerinage de pauvres le A’lim, enfermé dans sa cabine, qui psalmodie le Coran sans le lire incarne l’homme post almohade attaché aux sources dogmatiques, tourné vers le passé.
 
Face aux libéraux

Les libéraux considèrent que l’énergie vitale (les instincts) doit être orientée vers le travail pour soumettre, contrôler la nature et accroitre le bien-être et la richesse de à l’homme. Autrement dit et pour être plus exact, l’énergie vitale pour les libéraux doit être libérée de ce qu’ils considèrent être l’oppression de la morale, la morale bourgeoise. Dans Lebbeik c’est le matelot qui soutient cette doctrine.

Bennabi critique cette position intellectuelle. Pour lui la finalité de son énergie n’est pas la richesse, la production des objets pour le marché mais la construction sociale. Pour Bennabi l’énergie vitale doit être contrôlée par l’idée religieuse et être au service de la société. C’est là sa finalité. Bennabi refuse que l’Energie vitale soit soumise à la machine, au service de la production des objets. Car pour lui c’est du contrôle de cette énergie vitale par l’idée religieuse que procèdent les réflexes sociaux et leur corolaire : l’autonomie morale (la somme des us et coutumes, droits, interdits moraux,…). Cette autonomie morale c’est elle qui aura la charge de protégera le réseau des liens sociaux contre les réflexes antis sociaux. C’est ce processus qui engendrera la naissance d’une société.

Bennabi s’oppose également aux travaux des libéraux sur la question de la définition de la culture, thème conflictuel entre l’école anthropologique libérale américaine et l’anthropologie européenne. Pour lui toutes les cultures ne se valent pas. Il y a d’une part des civilisations (morales) et d’autre part des cultures d’empires (matérialistes). Pour lui, contrairement à Frantz Boas, on peut théoriser la culture. Et c’est dans cette optique qu’il pose une théorie de la culture qui intègre les éléments essentiels de l’idée religieuse et de la culture

Face aux racialistes
 
Bennabi s’opposant à La Pensée Raciale, qui fonde l’anthropologie européenne et donc l’entreprise coloniale, pose que la civilisation n’est pas affaire de race mais de culture. « La civilisation n’est que la conséquence de la culture. » La civilisation n’est somme toute que le travail de l’homme sur le sol dans le temps.

La pensée raciale est hiérarchique et inégalitaire. C’est la sombre réalité décrite au début de Lebbeik, pèlerinage de pauvres qui fait référence à cette idéologie. La situation coloniale avec son lot de déstructuration humaine, économique, culturelle, justifiée au nom de la supériorité raciale blanche…

La théorie de la civilisation


La contribution aux sciences humaines

Ce modèle d’analyse théorique est valable pour l’ensemble des sciences humaines. Il serait d’un apport inestimable en anthropologie, en histoire littérature, en sociologie, en psychologie…

1. En histoire

Le modèle théorique de la pédagogie sociale appliqué à l’histoire d’Algérie selon Bennabi

C’est sur ce modèle d’analyse théorique que Bennabi fonde sa lecture de l’histoire d’Algérie. Appliquée à l’histoire d’Algérie le modèle d’analyse théorique bennabien donne des résultats étonnant. Dans un premier temps, selon lui, l’idée religieuse est consacrée à des fins sociales. Même si l’enseignement des medersas des oulémas verse après la mort de Benbadis dans le dogmatisme (la foi ravivée laisse place à l’étude de la A’qida, comme si l’Algérien avait besoin rompu avec le principe de base de l’islam). Il semble ensuite que idée religieuse est orientée politiquement, elle a été détournée par l’activisme politique plébéien (Bennabi) à partir de 1937, pour transformer l’idée religieuse en pur slogan ; le mouvement plébéien va marginaliser jusqu’à l’indépendance et bien après les élites (Djeghloul) à l’origine de la renaissance de la société algérienne. Les deux mouvements (intellectuel et plébéien) fusionnent durant la révolution. Pour Bennabi le Congrès de la Soummam va commettre le premier faux pas de la révolution, en séparant la révolution de l’idée religieuse. Cette situation va perdurer, après l’indépendance, dans le système Etat parti unique. L’idée religieuse remonte à la surface à la fin des années 80 consacrée politiquement, voir à des fins purement électorales.

2. En littérature

En littérature le modèle d’analyse théorique bennabien est une excellente grille de lecture pour les œuvres romanesques. On pourrait très bien examiner : la raison éthique (la pédagogie sociale) dans un roman de Tolstoï, ou de Gide. Bennabi explicite sa théorie littéraire dans Le problème des idées où il fait le parallèle entre la romane philosophique de Defoe et celui d’Ibn tufail. Pour Bennabi, dans le premier roman le personnage principal construit son univers autour d’objets matériels ; dans le second le personnage principal (Hay Ibn Yaqdan) bâtit son univers autour d’idées, fondamentalement éthique. C’est toute la différence entre deux mondes, deux civilisations : l’une centrée autour de la nature, l’autre sur la vie intérieure de l’homme.

Conclusion

Quelles sont les conclusions que nous pouvons tirer de tout cela ? D’abord il apparait que des intellectuels musulmans bilingues, et en l’occurrence les romanciers, sont opposés à la modernité (libérale et conservatrice) et son corolaire l’assimilation (la politique coloniale). Ensuite, incontestablement il ressort que Bennabi était très conscient du clash idéologique en occident. Il va élaborer la réponse-synthèse la plus approfondie à l’ensemble des modèles d’analyses théoriques anthropologiques de son époque (anthropologie européenne coloniale, et l’anthropologie américaine naissante (issue de l’école de francfort)).

Il reconnait dans le problème algérien le problème qui est se pose à l’échelle du monde : en pensant l’Algérie, il pense la situation de l’humanité toute entière. Laquelle réponse est toujours d’actualité. Puisque ni les acteurs ni les problématiques n’ont changé. Par ailleurs et concernant l’Algérien selon Bennabi, le problème n’est pas politique, voir institutionnel : il s’agit d’un problème à l’échelle humaine : C’est l’inefficacité qui le rend l’homme incapable de culture, inapte à la civilisation. Cette efficacité l’Algérien doit la retrouver.

Ainsi à partir du texte coranique, à l’instar des romanciers algériens d’expression française du début du XX e siècle Bennabi aura élaboré, comme nous l’avons vu, un modèle d’analyse et de prédiction utilisant les connaissances et en dialogue avec les grands courants de pensée qui traversent son époque. Au demeurant la question de fond qu’il soulève est la suivante : Comment construire une société humaine sur la base d’une certaine idée de la volonté divine ?

Nadhim Chaouche
21 juin 2014

Notes de référence :

(1) Hadj Hamou Abdelkader, Zohra, la femme du mineur, Paris, Les éditions du monde moderne, 1925.

(2) « D’un côté, les groupes sociaux précoloniaux ont disparu […] De l’autre côté, le développement contradictoire et inégal des rapports capitalistes coloniaux n’a pas encore produit de nouvelles classes sociales organisée. Il n’existe donc plus – et pas encore – de forces sociales capables de mettre en œuvre un contre-projet étatique s’opposant efficacement à l’ordre colonial. Ces conditions déterminent les formes que prend la résistance anticoloniale pendant cette période : la résistance-refus qui tente héroïquement mais désespérément de s’opposer au processus de déstructuration-restructuration de la formation sociale algérienne […] ; la résistance-dialogue qui tente de poser en termes non antagoniques bien que critique le problème de la déstructuration-restructuration de la formation sociale algérienne. Ces deux formes de résistances sont des formes transitoires. Aux vestiges des cadres d’organisation précapitalistes et aux « personnalités » promues au rôle d’interlocuteurs du pouvoir colonial vont succéder à partir du deuxième quart du XXe siècle les cadres d’organisation du mouvement nationale (partis, syndicats, associations, …) qui correspondent à l’émergence en tant que forces politiques des classes sociales produites par le développement du capitalisme coloniale. » Abdelkader Djeghloul, Huit études sur l’Algérie, Alger, ENAL, 1986, P. 40.

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