« J’ai grandi comme ont grandi les enfants des familles rurales instruites. Une vie fondée toujours sur la simplicité dans la subsistance, la probité dans la conduite, la force dans la morale et la santé physique. Toutes ces qualités découlent de l’éloignement de nos villages, à l’époque, de la civilisation importée ainsi que de leur éloignement des villes. À l’âge de neuf ans, mon pied gauche fut atteint d’une maladie que la négligence et l’éloignement de la médecine moderne ont aggravée entrainant un boitement. Le temps passé à dévorer les livres et à les mémoriser intégralement, m’a fait oublier les douleurs et la tristesse suscitées par cette infirmité. J’ai donc trouvé dans ces activités, la plus grande source de consolation inhérente à ce mal. Hormis ce handicap, je dois à mon éducation rurale, toutes les facultés physiques, intellectuelles et morales que j’ai acquises à ce jour. »
C’est ainsi que, répondant aux sollicitations d’un journaliste, alors qu’il était installé au Caire (pour ne pas dire qu’il vivait en exil au Caire), Cheikh al Bachir décrivit son enfance et sa vie consacrée à l’étude approfondie des livres qui feront de lui l’un des plus grands esprits de l’Algérie de la première moitié du XXe siècle. L’infirmité qui le toucha alors qu’il n’était qu’un enfant, ne lui permit sans doute pas, comme tous les enfants de son âge, de courir à travers champs ou de jouer à ces jeux qui requièrent de se tenir normalement sur ses deux jambes. Qu’à cela ne tienne, l’homme a compensé ce handicap de manière phénoménale en « musclant » son cerveau pour le plus grand bonheur de celles et ceux qui savent reconnaître la marque des grands esprits. Nous ne nous aventurerons pas dans les méandres du discours élogieux et laudatif qui dénuerait d’intérêt la lecture de la présente préface de même que nous ne nous arrêterons pas sur sa biographie puisque cette dernière est le premier article dont prendra connaissance le lecteur. Faire l’éloge inconsidéré d’une personnalité cache souvent la méconnaissance que nous avons de son action. Le recours aux superlatifs et aux circonvolutions verbales, surtout lorsque ces derniers interviennent tardivement, sont presque « insultants » au regard du parcours d’une vie faite de sacrifices et de douleurs.
Les grandes causes naissent des grands malheurs et la cause défendue par Cheikh al Bachir participe de ces causes qui ont contraint l’homme à souffrir les pires maux pour défendre non pas des convictions personnelles mais un dessein qui dépassait l’homme et bien plus encore, l’Algérie tout entière. C’est investi d’une mission concrète, qu’au contact de l’autre grand nom de l’Algérie, Cheikh Abdelhamid Ben Badis en l’occurrence, et lui aussi oublié par l’histoire avant d’être réhabilité par la vérité qui tôt ou tard se fait triomphante, il va contribuer en 1931 à la création de l’Association des oulémas musulmans algériens, ceux-là mêmes qui, longtemps, ont été réduits à de simples « religieux », quand ils n’étaient pas qualifiés « d’enturbannés » par leurs propres concitoyens.
Oublié leur objectif d’instruire les filles et les garçons sans distinction pour les sortir de l’obscurantisme de l’illettrisme imposé et alimenté par le colonialisme, oublié le combat mené contre les charlatans qui, sous couvert de la religion, ont abruti les esprits, oublié le souci de préserver ou plutôt de revivifier l’identité algérienne dans toute sa diversité, oublié les célèbres et pénétrants vers de poésie de Cheikh Ben Badis n’oubliant pas la dimension berbère de cette Algérie bigarrée : Les Algériens sont musulmans et sont affiliés à l’arabité, oublié l’objectif politique en éveillant les consciences, oublié enfin, l’option armée qui, pour beaucoup d’entre eux, serait tôt ou tard une option nécessaire.
Cheikh al Bachir a dû très tôt, voire trop tôt, prendre le flambeau de l’Association à la disparition subite et prématurée en 1940 de Cheikh Ben Badis pour lequel il vouait un respect incommensurable. Le savant sait reconnaître son alter ego sans aucune difficulté ni ambiguïté possible. Peu importe, sûr de ses capacités, animé par la force d’un lion (tel que le décrira Mohammed al Ghazâlî plus tard), Cheikh al Bachir a bâti avec les autres membres éminents de l’Association des écoles et des instituts dans le but d’instruire et de préparer le soulèvement des consciences et des idées.
Comme tout bâtisseur, il avait une conscience aiguë des problèmes qui ne manqueraient pas de se dresser sur son chemin. Contrairement aux idées reçues, il ne s’agissait pas seulement de s’attaquer au colonisateur dont l’objectif principal était affiché outrageusement depuis la célébration du centenaire de la colonisation de l’Algérie en 1930, à savoir éradiquer les trois composantes de l’identité algérienne que sont sa langue, sa religion et son histoire, mais il s’agissait aussi et surtout de combattre l’ennemi de l’intérieur et combattre ceux-là mêmes qui, sans scrupule et sans dignité, ont servi les intérêts du colonialisme au premier titre desquels de nombreux marabouts, chefs prétendument spirituels de zaouïas sur lesquels s’appuyait le colonisateur pour préparer sa « solution finale », sans parler des quelques « élus » formés à l’école française et qui, par la force des choses plus que par choix délibéré, il faut leur reconnaître cela, ont été le résultat d’un extraordinaire et terrifiant processus d’aliénation puisque nombre d’entre eux ignoraient tout de leur propre langue et de leur propre histoire ; ils étaient culturellement parlant Français bien que leur « écorce charnelle » les appelait à ne pas se renier définitivement.
À propos des premiers, les marabouts, Cheikh al Bachir écrivit ce qui suit :
« Le colonisateur voit dans le fondement même de l’Association des oulémas qu’elle a déclaré en quelques phrases, simples et modestes, un immense danger pour son autorité parce qu’il n’a pu affermir ses pas en Algérie qu’en abrutissant les esprits par l’entremise d’innovateurs et d’imposteurs qui ont agi au nom de la religion. Ils avaient ainsi un pouvoir sur les gens. Or, si ce pouvoir tombe, c’est son pouvoir qui tombera aussi. »
Concernant les aliénés, il écrivit ceci en traitant du problème de l’arabité :
« Elle est aussi le prétexte tout trouvé parmi ses enfants les plus ingrats qui vivent sur sa terre et qui s’en éloignent pour se dire [originaires] de l’Égypte antique, de la Phénicie voire de la Berbérie. Certains vont même jusqu’à prendre à témoin la blondeur de leur chevelure et la couleur bleu de leurs yeux pour jurer qu’ils n’ont aucun lien de filiation avec cette arabité. Ainsi, ces problèmes et ceux qui y ressemblent ont des effets négatifs très profonds au sein de la communauté arabe. »
Après avoir traversé l’Algérie d’Est en Ouest dans le souci permanent d’insuffler aux Algériens cette prise de conscience nécessaire à une opposition intelligente au pouvoir colonial et par-dessus tout, à une reconquête culturelle au sens premier du terme, il subit les affres du pouvoir tyrannique en étant placé sous résidence surveillée, voire emprisonné à maintes reprises. L’expérience la plus douloureuse a sans doute été d’être violemment séparé de sa famille un sombre matin d’avril 1940 sans que ses proches ne sachent pendant de longs jours où se trouvait le Cheikh et s’il était ou non vivant ! Ces expériences marquantes ont été relatées par Cheikh al Bachir :
« Le gouvernement français a émis un mandat d’arrêt contre moi au début de la Seconde Guerre mondiale au motif que je constituais une menace pour la sécurité publique, et c’est ainsi que j’ai été exilé, manu militari, le 10 avril 1940 dans un village éloigné, au sud de l’Oranie. L’exil a duré près de trois ans. À ma libération, j’ai été soumis au régime de la résidence surveillée administrative jusqu’à la fin de la guerre. Le jour même de la fin de la guerre, les colons perpétrèrent les massacres du 08 mai 1945. Le 27 du même mois, mon domicile fut assiégé par des militaires qui procédèrent à sa fouille avant de me conduire à la prison militaire d’Alger en pleine nuit, de manière brutale. Puis je fus emmené par d’autres militaires à une prison distante de huit kilomètres. Je suis resté près de soixante-dix jours dans une geôle souterraine, isolée et exigüe d’où je ne pouvais ni voir la lumière du jour ni respirer l’oxygène. Mes geôliers ne me faisaient sortir que quinze minutes par vingt-quatre heures, sous surveillance renforcée. Lorsque mon état de santé empira, ils me transportèrent vers une autre cellule isolée, en rez-de-chaussée équipée de quelques moyens. Lorsque j’eus achevé les cent jours, ils me conduisirent de nuit, après m’avoir ligoté, par avion vers la prison militaire de Constantine, théâtre des effroyables événements sanglants perpétrés par les hordes de colons contre les paisibles populations autochtones. Ce transfert était un prélude à mon jugement devant un tribunal militaire sur des événements que le colonialisme avait lui-même provoqués et perpétrés. Dès que ma maladie s’aggravait, ils me plaçaient à l’hôpital militaire sous forte surveillance militaire dans une chambre isolée. J’ai passé à la prison militaire et son hôpital onze mois au total. »
Il fallait pourtant que sa mission se poursuive, qu’il fasse fi de cette adversité et qu’il continue de creuser son sillon pour récolter plus tard les fruits de tant de sacrifices. C’est donc en dehors de l’Algérie qu’il devait poursuivre sa destinée. En effet, l’Association le mandata pour aller représenter ses intérêts dans les pays arabes et musulmans et solliciter toute l’aide matérielle et morale nécessaire au combat qui devenait de plus en plus âpre contre le colonialisme. Cette mission, débutée en 1952, l’amena à se rendre dans de nombreux pays. Partout, il recevait un accueil empreint de révérence et de curiosité à l’égard d’un homme qui avait forcé le respect par son savoir et sa maîtrise de la langue et de la culture arabes à telle enseigne que les intellectuels de son époque « jouaient des coudes » pour assister à ses conférences ! Il était donc bien l’homme de la situation. Il rencontra non seulement des intellectuels de renom (et nous incluons sans distinction aucune les hommes de religion, les penseurs, les philosophes, etc.) mais aussi les chefs d’État, monarques et ministres de ces pays. L’Égypte, la Syrie, l’Irak, l’Arabie saoudite, le Yémen, le Liban, et bien d’autres pays eurent le privilège, n’ayons pas peur des mots, de toucher du doigt ce qu’un Algérien était capable de faire pour l’intérêt de son pays.
Ce don de soi dut, malencontreusement, se confronter à la dure réalité. Les bonnes intentions n’étant pas toujours accompagnées de la réalisation des promesses faites (et souvent non tenues), ce dont se plaindra Cheikh al Bachir, il fallait se rendre à l’évidence et ne compter que sur les énergies volontaires de ses concitoyens algériens pour espérer se défaire de l’emprise sauvage d’un colonialisme de plus en plus violent et décomplexé, contrarié qu’il était dans son plan maléfique, par les activités de l’Association des oulémas. Partout où il le pouvait, il portait la voix de l’Algérie qui lutte, la voix de l’Algérie qui souffre et la voix de l’Algérie qui survit. Une telle abnégation déboucha sur quelques petites victoires avec la possibilité pour l’Association d’envoyer ses étudiants poursuivre leur cursus dans les plus prestigieuses universités du monde arabe. L’Association savait que l’Algérie d’aujourd’hui comme celle de demain, qu’elle imaginait libre bien entendu, aurait besoin de cadres compétents.
Or, et c’est là toute la dimension visionnaire d’un homme comme Cheikh al Bachir, ce dernier savait que cela n’allait pas sans poser de problèmes à l’avenir :
« C’est là, le résultat du premier volet [de ma mission] qui ne résout rien du problème de l’arabité en Algérie mais qui, certainement, vont voir se greffer d’autres difficultés sur ce problème au vu des conséquences qui vont découler de ces envois d’étudiants, de ce que cela va susciter chez les étudiants envoyés [à l’étranger], des différences de programmes dans les écoles arabes, des orientations et des dialectes différents dans les contrées arabes. Nos enfants deviendront, le jour où ils reviendront, un mélange de dialectes, de coutumes et d’influences, et cela sera du plus mauvais effet auprès des générations qu’ils auront à éduquer et à instruire. À l’instar des conséquences de cultures différentes visibles chez les Orientaux selon qu’ils ont étudié en Allemagne ou en Angleterre. »
Ses craintes prémonitoires, résonnèrent dans l’Algérie post-coloniale qui mit en œuvre une politique d’arabisation aux résultats mitigés, il faut l’avouer. Sur un tout autre plan, est-il nécessaire de préciser que le déclenchement de la lutte armée le 1er novembre 1954 toucha cet homme au plus profond de lui ? Sa tristesse ne fit qu’augmenter face à la douleur et l’effroi que subirent les Algériens. Il soutenait cette action armée qui était, de toute façon, inéluctable, mais il pleurait en son for intérieur, en pensant aux sacrifices des enfants de l’Algérie.
Fait assez touchant et marquant pour qu’il soit ici mentionné, l’Algérie indépendante, Cheikh al Bachir décida de se retirer de la vie publique malgré les sollicitations et les vexations aussi, dont il fut l’objet de la part de ses propres « enfants » (nous ne parlons pas de ses enfants biologiques bien sûr). Malgré tout, c’est à lui qu’échut l’immense honneur de prononcer la première Khutba de l’Algérie indépendante dans la célèbre mosquée Ketchaoua à Alger qui revint dans le giron de l’islam après avoir été transformée en cathédrale tout le temps du colonialisme.
Ce prêche du vendredi 2 novembre 1962 traduisit ce pour quoi Cheikh al Bachir lutta toute sa vie : faire que le dernier mot revienne à la gloire de Dieu et que soit prononcée à l’envie cette formule religieuse si profonde spirituellement : « Allahou Akbar ! », Dieu est le plus grand ; plus grand que la tyrannie, plus grand que l’injustice, plus grand que la barbarie et plus grand que toutes ces femmes et tous ces hommes qui ont donné de leur vie pour que continue d’exister l’Algérie arabe et musulmane, l’Algérie kabyle et chaouie, l’Algérie mozabite et touareg, bref l’Algérie plurielle unie par une même langue, une même histoire et une même religion.