Qui se souvient encore en France et ailleurs du docteur Philippe Grenier (1865-1944), premier député musulman ayant siégé à l’Assemblée nationale française du 20 décembre 1896 au 31 mai 1898 ?
Qui se rappelle qu’un député converti à l’islam âgé de 29 ans a siégé à la chambre basse en portant une tenue « traditionnelle » algérienne et en arborant le turban ?
Qui garde en mémoire la désignation par les électeurs de la circonscription de Pontarlier dans le Doubs, non loin de la frontière avec la Suisse, d’un député « ostensiblement » musulman ? Évidemment, dans une France où le repli identitaire « blanc judéo-chrétien » et l’islamophobie demeurent plus que jamais hégémoniques, la référence au docteur Philippe Grenier n’est pas de mise, car elle viendrait remettre en cause le discours dominant sur l’islam et les musulmans. Et pourtant, l’histoire singulière du député musulman de Pontarlier reste riche d’enseignements. Cette singulière histoire nous est ici rapportée par l’artiste-peintre Robert Fernier (1895-1977) qui était originaire, comme le docteur Grenier, de Pontarlier. Cet artiste, qui s’attacha notamment à fixer les paysages et les mœurs des peuples d’Afrique et d’Océanie, était certainement une des personnes les mieux à même de comprendre le « député musulman » de Pontarlier. Philippe Grenier est né le 14 août 1865 dans la commune de Pontarlier dans le Doubs au sein d’une famille de la bourgeoisie provinciale. Son père, Hippolyte Grenier, était capitaine de cavalerie, membre de l’état-major de Napoléon III ayant servi dans les chasseurs d’Afrique à Mostaganem en Algérie, et sa mère, Marie Thiébaud, était la fille de Charles Thiébaud, notaire de Pontarlier. Philippe Grenier perdit son père alors qu’il n’avait que six ans. Élevé par sa mère, Philippe Grenier poursuivit ses études secondaires à Besançon avant de s’inscrire à la faculté de médecine de Paris en 1883. Sept ans plus tard, en 1890, ayant achevé ses études, il retourna s’installer à Pontarlier en tant que médecin. Cette même année, la vie du docteur Philippe Grenier connut un tournant décisif qui devait changer le cours de son existence. Il rendit visite à son frère à Blida en Algérie et, de retour à Pontarlier, il commença à étudier le Coran. Quatre ans plus tard, en 1894, il se convertit officiellement à l’islam lors de son deuxième voyage à Blida. Suite à sa conversion, il se rendit à La Mecque et il adopta le costume « traditionnel » algérien en portant gandoura, burnous et turban. Évidemment, le port de ces vêtements « traditionnels » maghrébins détonnait dans les rues d’une ville de province comme Pontarlier. Néanmoins, la conversion à l’islam du docteur Grenier ne s’exprimait pas uniquement par un changement de costume.
Pour Philippe Grenier, cette conversion lui imposait le devoir de s’engager en faveur d’une réforme sociale et morale de la société dans laquelle il vivait, c’est-à-dire la commune de Pontarlier, la France puis l’humanité en général. Il s’agissait ainsi de retrouver la dynamique sociale de l’aube de l’islam en reprenant le flambeau du Prophète r qui avait ordonné le convenable, interdit le blâmable et cru en Allah . Suivant le modèle prophétique, Philippe Grenier s’engagea socialement et politiquement en faveur des plus démunis notamment. Le docteur Grenier se fit d’abord élire conseiller municipal de Pontarlier. Dans ce cadre, il s’intéressa aux questions d’hygiène publique et d’aide aux plus pauvres. Puis, en 1896, suite à la mort de Dionys Ordinaire, l’ancien député de Pontarlier, le docteur Grenier décida de se présenter à l’élection partielle devant désigner le nouveau député de la circonscription. À la surprise générale, il fut élu au second tour avec 51 % des voix le 20 décembre 1896. Philippe Grenier devenait ainsi le premier député musulman de l’histoire de France. Toutefois, plus qu’un musulman, les électeurs de Pontarlier avaient d’abord choisi le docteur Grenier en raison de son engagement en faveur des plus démunis et de son programme social ambitieux. Mais l’élection d’un député « ostensiblement » musulman portant gandoura, burnous et turban ne fut pas sans provoquer de nombreuses réactions, très souvent hostiles, voire simplement haineuses. Le terme d’islamophobie, qui est apparu à la veille de la guerre 1914-1918 sous la plume de hauts fonctionnaires du ministère des Colonies, n’était pas encore employé, mais la réprobation quasi générale provoquée par l’élection d’un député musulman ne relève de rien d’autre que de cette haine de l’islam et des musulmans portée par une partie significative de la culture française. Nous ne reviendrons pas dans cette préface sur ces réactions que nous rapporte de manière détaillée Robert Fernier dans son ouvrage, mais rappelons seulement la définition que donnait Alain Quellien de l’islamophobie, dès 1910, dans La politique musulmane dans l’Afrique occidentale française : « L’islamophobie : il y a toujours eu, et il y a encore, un préjugé contre l’Islam répandu chez les peuples de civilisation occidentale et chrétienne. Pour d’aucuns, le musulman est l’ennemi naturel et irréconciliable du chrétien et de l’Européen, l’islamisme est la négation de la civilisation, et la barbarie, la mauvaise foi et la cruauté sont tout ce qu’on peut attendre de mieux des mahométans 2 . » À la lecture de cette première formulation d’une définition de l’islamophobie, nous pouvons mieux comprendre les réactions à l’élection du docteur Grenier qui venait bouleverser la doxa portant sur l’Islam et les musulmans.
D’ailleurs, même ceux qui ne lui étaient pas hostiles voyaient d’abord en Philippe Grenier « un député des Arabes », pour reprendre les mots de Jean Jaurès, au lieu d’un élu du Doubs. Pourtant le docteur Grenier avait bien été désigné par les électeurs de la circonscription de Pontarlier, et par eux seuls. Loin de faire profil bas ou de plier devant les réprobations islamophobes, le docteur Grenier ne suivit que ses convictions. Il siégea à l’Assemblée nationale en portant gandoura, burnous et turban au sein du groupe parlementaire de la Gauche radicale qui défendait des positions républicaines, laïques et sociales. À l’Assemblée, nous rappelle Robert Fernier, Philippe Grenier « fut fidèle à toutes les séances de la Chambre. Il n’abandonna jamais son bulletin de vote à son groupe, il le déposait lui-même dans l’urne et ses adversaires eux-mêmes furent bien obligés de rendre hommage à sa loyauté totale ». Dans son travail de parlementaire, le docteur Grenier défendit les droits des musulmans vivant dans les colonies françaises, notamment les droits des Algériens. Philippe Grenier n’était pas un anticolonialiste souhaitant la libération des peuples colonisés du joug colonial français. Il défendait l’intégration des musulmans algériens à la cité française et l’égalité des droits de tous les hommes, quelle que soit leur race ou leur religion, vivant au sein de l’empire. Il souhaitait obtenir pour les musulmans d’Algérie ce qu’Adolphe Crémieux avait obtenu pour les juifs de ce pays en 1870 : la citoyenneté française pleine et entière. Ainsi, le docteur Grenier voulait « naturaliser tous les musulmans d’Algérie et de Tunisie et leur donner les droits qu’ils ont acquis en combattant depuis plus de 50 ans à côté de nos braves soldats ». Cette accession des musulmans à la citoyenneté française, le député de Pontarlier l’envisageait dans une double perspective : en tant que musulman souhaitant que ses coreligionnaires puissent accéder à la citoyenneté et aux droits qui en découlent ; en tant que patriote français, car il s’agissait d’assurer la pérennité de la présence française dans ses colonies et de fournir un appui à la France face à la menace allemande dans une Europe où les tensions entre nations s’affirmaient de manière de plus en plus prégnante. Ainsi, Philippe Grenier appelait à « ne pas négliger les forces immenses qui sont entre nos mains dans l’Afrique du Nord (…) en donnant une organisation militaire aux tribus kabyles et arabes ». Toutefois, le député de Pontarlier ne s’intéressait pas uniquement aux questions touchant aux musulmans et à leur éventuel rôle dans la défense de la France.
Le docteur Grenier portait également une attention particulière aux questions sociales. Dans son programme, il affirmait notamment vouloir « créer des asiles pour les vieillards, pour les orphelins, des hospices dans chaque canton ; dans chaque ville et dans chaque village des lieux de refuge pour les voyageurs pauvres et sans-abri ; organisation de restaurants populaires à bon marché pour les indigents (…) organisation de bains publics et gratuits dans toutes les communes de France (…) création de caisses de prévoyance, de sociétés de secours pour les ouvriers des villes et des campagnes ; caisses de retraite pour la vieillesse ». À l’Assemblée nationale, le docteur Grenier s’efforça de lutter contre l’alcoolisme en déposant une proposition de loi sur la diminution du nombre des débits de boisson et la taxation des liqueurs afin de financer la création d’une « armée indigène » sur le territoire métropolitain. Le problème, pour le député de Pontarlier, était que la fabrication d’absinthe — alcool particulièrement nocif — faisait vivre une partie importante des habitants de sa circonscription. En 1900, vingt-cinq distilleries employaient 3 000 des 8 000 Pontissaliens. Cette proposition de loi, qui était certainement salutaire sur le plan de la santé publique, contribua au mécontentement d’une partie de son électorat. Associé au reproche qui lui était fait de s’intéresser trop aux « questions musulmanes » au détriment des problèmes des habitants de sa circonscription, cette proposition de loi expliqua en partie son échec à l’élection de mai 1898. Les électeurs de la circonscription de Pontarlier ne lui renouvelèrent pas leur confiance qu’ils préférèrent accorder à un notable de la ville, Maurice Ordinaire, le fils de l’ancien député Dionys Ordinaire, mort en 1896. L’ordre bourgeois, faisant de l’élection une simple validation des positions des notabilités locales, était rétabli après un « étrange » intermède de deux ans. Malgré cet échec, le docteur Grenier ne renonça nullement à sa mission. Il se représenta à la députation en 1902, mais il connut un nouvel échec, ce qui le poussa à se retirer définitivement de la vie politique. Philippe Grenier poursuivit alors son action au travers de son engagement social comme médecin auprès des habitants les plus pauvres de sa circonscription. Il agissait également au travers d’échanges épistolaires avec des militaires ou des administrateurs coloniaux pour leur faire part de ses réflexions sur les questions touchant les populations musulmanes de l’empire français et sur les questions de défense nationale.
Philippe Grenier s’adressait également aux musulmans de manière générale en posant la grande question qui fut portée par le mouvement réformateur initié par Jamal ad-Din al-Afghani dans la seconde moitié du XIX e siècle et que l’émir Chakib Arslan posa certainement de la manière la plus perspicace : les Causes de la régression des musulmans 3 . Ainsi, le docteur Grenier s’interrogeait : « Pourquoi les Arabes n’ont-ils pas suivi les préceptes de leur Prophète ? Pourquoi sont-ils restés en dehors du mouvement qui a poussé tout l’Occident dans la voie du progrès ? Pourquoi n’ont-ils pas marché résolument avec la civilisation, suivant les traces glorieuses de leurs ancêtres ? » Philippe Grenier répondait à ces questions en regardant l’histoire de la civilisation arabo-musulmane. Selon lui, « l’ancienne civilisation arabe n’était certainement pas contraire au développement parallèle des dogmes religieux », mais actuellement les musulmans étaient victimes à la fois d’une colonisation qui cultivait l’ignorance et d’eux- mêmes, car ils négligeaient trop la science en général et l’histoire en particulier. Dans cette perspective, le docteur Grenier ajoutait : « Les luttes de peuple à peuple ne se dénouent plus aujourd’hui sur les seuls champs de bataille où tant de sang coula inutilement. Elles se livrent aussi dans le domaine de la science et de la civilisation. Si donc les peuples musulmans restent obstinément dans l’ignorance, ils seront toujours dans un état de dangereuse infériorité vis-à-vis des peuples occidentaux qui sont plus instruits. La guerre elle-même ne se fait plus sans beaucoup de science ; le devoir du vrai musulman est donc, s’il sait aimer sa religion et sa patrie, de lui préparer un avenir meilleur en développant toutes les qualités fécondes de son cœur et de son esprit. » Questions sociales, questions des populations musulmanes sous domination française ou non et questions de défense nationale, ces trois grandes problématiques étaient certainement au cœur de l’engagement du docteur Grenier qui, dans ces domaines, s’efforçait toujours d’ordonner « le convenable » et d’interdire « le blâmable », selon la formule coranique. Évidemment, il s’efforçait de remplir cette mission en fonction des limites et des contraintes d’un homme occidental de son temps, c’est-à-dire d’un patriote français attaché à un empire colonial qu’il souhaitait certes réformer, mais certainement pas abolir. L’histoire nous a montré toutes les limites de ses positionnements visant à réformer le système colonial, à abolir le Code de l’indigénat ou à accorder la citoyenneté française aux colonisés. En réalité, le système colonial était irréformable, car, comme nous l’a appris Frantz Fanon, entre le colonisateur et le colonisé « il n’y a pas de conciliation possible, l’un des deux termes est de trop 4 ». Le système colonial ne pouvait être qu’aboli par la mobilisation totale des colonisés pour sa destruction. Par cette mobilisation, ceux-ci recouvraient leur statut d’être humain que la colonisation leur déniait. Mais évidemment, dans les dernières années du XIX e siècle, les Occidentaux qui pouvaient entendre et comprendre une telle perspective émancipatrice étaient extrêmement rares. Après une vie d’engagement, Philippe Grenier disparut dans sa ville natale de Pontarlier le 25 mars 1944 à l’âge de 78 ans alors que la France était sous occupation allemande. Pour cet homme qui s’était tant intéressé aux questions de défense nationale en général et à la menace allemande, en particulier, cette situation devait être des plus 3 Cf. Chakib Arslâne, Causes de la régression des musulmans, trad. Hachmi Tidjânî et Zahir Ihaddâden, Alger, éd. Haut Conseil islamique, 2010. 4 Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, Paris, éd. Gallimard, 1991, p. 69.
difficiles à accepter. Mais le docteur Grenier disparut avant de pouvoir voir la libération de la France. Aujourd’hui, un collège, une rue et la mosquée de Pontarlier portent le nom du docteur Grenier, le premier « député musulman » ayant siégé à l’Assemblée nationale française. Figure méconnue du grand public, la communauté musulmane vivant en France essaie modestement de le faire connaître. Ainsi, une école privée musulmane de Grenoble porte également son nom. Mais au-delà de ces hommages posthumes, la figure du « député musulman » de Pontarlier pose des questions à la société française d’aujourd’hui : serait-il envisageable qu’un musulman « ostensible » soit élu dans une commune de province ? Quelle serait la réaction des médias, des élus et des « intellectuels » médiatiques à l’élection d’un musulman « ostensible » ? Serait-il envisageable qu’un élu musulman siège à l’Assemblée nationale en gandoura, burnous et turban alors que cette même Assemblée a modifié son règlement intérieur uniquement pour en interdire l’entrée aux femmes musulmanes portant le foulard, qui ont pourtant très peu de chance d’être élues ? Nous sommes convaincus que l’expérience singulière du docteur Grenier serait totalement inenvisageable dans la France actuelle. Le docteur Grenier n’aurait certainement aucune chance d’être élu. Si, par miracle, il l’était, il ne pourrait pas siéger à l’Assemblée nationale en gandoura, burnous et turban, car ces vêtements ne correspondent pas à l’esthétique « blanche judéo-chrétienne » que les classes dominantes françaises veulent imposer au nom de la laïcité ou de la défense de l’Occident. Plus inspirée par la « mission civilisatrice » des « races supérieures » vis-à-vis des « races inférieures » d’un Jules Ferry que par les perspectives égalitaires d’un Philippe Grenier, la France actuelle s’évertue davantage à maintenir dans l’Hexagone l’ordre colonial qui a été renversé par la décolonisation en Asie et en Afrique qu’à reconnaître le fait de sa pluralité culturelle. Mais ne doutons pas que les efforts conjugués des peuples d’Asie, d’Afrique et d’Amérique du Sud et des minorités non blanches dans les pays du Nord pour ouvrir et développer des perspectives décoloniales finiront par abolir définitivement l’ordre colonial qui ravale les non-Blancs au statut de sous-hommes. À ce moment-là, l’histoire ne s’écrira plus en fonction de la puissance hégémonique de l’heure, mais selon les perspectives émancipatrices des peuples libérés. Ainsi, la figure du docteur Grenier pourra reprendre sa place dans l’histoire de sa région et de son pays.
Youssef Girard
Paris, 2 janvier 2020
2 Alain Quellien, La politique musulmane dans l’Afrique occidentale française, Paris, Larose, 1913, p. 133.