Terrorismes

Le phénomène de la violence a marqué toutes les époques et toutes les sociétés. En faire le constat, c’est déjà introduire une dose de sérénité dans la perception d’un phénomène qu’une brûlante actualité entoure d’émotivité et tend, ce faisant, à en occulter les antécédents au point d’oblitérer son universalité pour en faire abusivement l’apanage d’une seule région ou d’une seule civilisation dont il serait une tare atavique. En faire le constat, ce n’est pas, tant s’en faut, cultiver le fatalisme et la résignation, mais convier à la renonciation aux expédients faciles pour envisager les voies et moyens d’une entreprise collective de libération de la société internationale de la violence que d’aucuns ramènent, avec quelques hâte et commodité, à la seule manifestation du terrorisme des individus.

La violence des individus, des groupes et des États alimente depuis si longtemps un débat jamais clos à la satisfaction de tous qu’il a pu quelquefois paraître vain de faire précéder l’action par la réflexion. Cela est encore plus vrai aujourd’hui qu’une société internationale, si diverse dans sa composition et si chargée de dissensions de toutes sortes, offre un terrain de culture fertile aux causes les plus variées du recours à la violence. Il suffit pour s’en convaincre de relire l’intitulé laborieux, encore qu’incomplet, du point de l’ordre du jour de l’Assemblée générale des Nations unies au titre duquel certains aspects de ce phénomène sont étudiés, de 1972 à ce jour, sans grand résultat : « mesures visant à prévenir le terrorisme international qui met en danger ou anéantit d’innocentes vies humaines, ou compromet les libertés fondamentales, et étude des causes sous-jacentes des formes de terrorisme et d’actes de violence qui ont leur origine dans la misère, les déceptions, les griefs et le désespoir et qui poussent certaines personnes à sacrifier des vies humaines, y compris la leur, pour apporter des changements radicaux ».

Ce texte dont la généralité est déjà édifiante sur la complexité de la question reste néanmoins incomplet puisqu’il ne comporte aucune référence au terrorisme d’État, pas plus d’ailleurs qu’il ne définit le vocable « terrorisme » ni ne dessine la ligne de démarcation avec le combat légitime. L’oeuvre de clarification menée au sein des Nations unies aura cependant été utile puisqu’elle a permis l’ouverture d’un débat où différentes sensibilités sont exprimées et où l’intérêt d’une approche globale du phénomène de la violence s’est affirmé pour l’appréhension des données politiques, morales, juridiques et même psychologiques de celui-ci aux fins d’élaboration de recommandations susceptibles de constituer la base d’une action internationale multidimensionnelle non seulement pour réprimer les manifestations du terrorisme, mais surtout pour les prévenir en en éliminant graduellement les causes.

Dans le débat en question, les pays non alignés n’ont pas manqué de diriger une lumière crue sur les actes terroristes à grande échelle du colonialisme, de l’apartheid et du sionisme, et de mettre l’accent sur la relation de causalité existant entre la violence oppressive de ceux-ci et la violence libératrice légitime des peuples qui en secouent le joug dans l’exercice de leur droit à disposer d’eux-mêmes. De la même manière, la contribution attendue des États membres des Nations unies, individuellement et collectivement, pour l’ajustement pacifique des situations conflictuelles en question par la consécration du droit a été surabondamment établie comme participant des buts et principes de la Charte de l’Organisation. C’est ce que la communauté internationale a d’ailleurs codifié dans la Déclaration relative aux principes du droit international touchant les relations amicales et la coopération entre États conformément à la Charte des Nations unies en disposant que « lorsqu’ils réagissent et résistent à une telle mesure de coercition dans l’exercice de leur droit à disposer d’eux-mêmes, ces peuples sont en droit de chercher et d’obtenir un appui conforme aux buts et principes de la Charte ».

Ceux qui ont vérifié dans leur propre histoire le mot célèbre du président Thomas Jefferson selon lequel « la violence est l’arme inévitable du changement » comprennent naturellement tout ce qu’ont de fallacieux les campagnes visant à assimiler au terrorisme les luttes de libération nationale et à jeter le discrédit sur les motivations saines et patriotiques des combattants pour la liberté de leurs peuples.

Ceux-là savent également que le recours aux armes n’a constitué et ne constitue dans bien des cas que l’ultima ratio face à des régimes qui s’efforcent de perpétuer leur domination de peuples auxquels ils refusent le droit à l’identité et à l’existence nationales.
La lutte de libération nationale du peuple algérien n’a pas été épargnée par les accusations péjoratives servies par un assortiment de vocables de la famille de « terrorisme ». Pourtant, elle a été respectueuse des normes du droit humanitaire et elle a su résister à la tentation d’étendre les opérations militaires au-delà du territoire algérien et de celui de la puissance coloniale qui lui livrait une guerre sans merci.

Les succès de la décolonisation n’ont sans doute pas glorifié partout la violence libératrice. Mais celle-ci fait partie intégrante de l’histoire de nombreux peuples dont le combat en a fondé la légitimité politique, morale et juridique.

Ainsi, aux termes du premier protocole additionnel aux Conventions de Genève adopté en 1977, les luttes de libération nationales sont revêtues de la qualité de « conflit armé à caractère international » cependant que les militants des mouvements de libération nationale ont été admis au bénéfice du statut juridique de « combattant » et, le cas échéant, de celui de « prisonnier de guerre ». Cette évolution engendrée par la décolonisation à l’avantage du parachèvement du processus d’émancipation des peuples, n’a pas seulement pour objectif d’« humaniser » les conflits dans lesquels des peuples prennent les armes pour s’autodéterminer ; elle a pour finalité ultime de favoriser le plein épanouissement du principe de l’égalité des droits des peuples et de leur droit à disposer d’eux-mêmes, de sorte que la société internationale puisse un jour inscrire à son actif la disparition totale du diptyque violence oppressive-violence libératrice dans une ère de convivialité harmonieuse des nations.

Avec le bénéfice de cet éclairage plus connu des gouvernements que d’opinions publiques souvent sevrées d’une information complète et objective et préparée à l’intériorisation des schémas réducteurs et de réflexes sécuritaires, l’on ne mesure que trop les dommages que portent à la coexistence pacifique et amicale des États certaines atteintes graves à la compréhension et à la tolérance au travers de l’exploitation du thème du terrorisme et de son contexte passionnel dans des enjeux plus vastes.

S’il est vrai que la noblesse d’une cause se vérifie par celle des moyens utilisés pour assurer sa promotion, il est évident que rien ne saurait justifier les déferlements de la terreur dans toutes ses formes. Dans un monde où toutes les prouesses de l’aventure humaine n’ont fait, somme toute, que révéler l’inestimable valeur de la vie — des individus comme des peuples —, nul ne doit s’accommoder des effusions de sang ni faire peu de cas du sort de tous les innocents pris anonymement dans les engrenages de violence périlleux pour leur dignité et leur intégrité physique et morale.

En l’occurrence et au-delà des actions humanitaires ponctuelles, il y a sans doute de larges voies devant une coopération internationale qui serait d’autant plus efficace qu’elle tendrait à prendre en charge dans un même mouvement les données conjoncturelles et structurelles du phénomène dans ses expressions internationales.

De la même manière, la lutte contre les manifestations de terrorisme ne saurait justifier des choix et des comportements générateurs de xénophobie et de racisme qui culminent par l’anathème contre des peuples ou des civilisations.

L’équation est rapide, péremptoire et, comme toute généralisation, absurde et injustifiable : « terrorisme = arabo- musulman ». On aimerait croire que ceux-là qui, consciemment ou inconsciemment, se montrent perméables à cette dangereuse équation pourront exorciser en eux-mêmes les démons de l’esprit de croisade si prompt à légitimer des expéditions punitives et autres représailles inadmissibles dans un monde policé, où comme dans les sociétés internes, nul ne doit se faire justice soi-même. Ni le dialogue des civilisations et des cultures qui distingue l’époque contemporaine de siècles d’une histoire ingrate pour l’espèce humaine ni le dialogue politique entre nations qui préfigure l’humanité réconciliée avec elle-même de demain ne gagnent dans la reviviscence d’élans missionnaires et le recours aux ostracismes.

De ce point de vue et au-delà des manipulations des méfaits et de leurs auteurs dans ces théâtres d’ombres de « l’univers de la violence », il est une dimension de l’intelligibilité des événements qui a quelque pertinence au regard de l’impartialité et de la rigueur historiques : c’est cet activisme sioniste qui, par des méthodes confinant à un véritable terrorisme intellectuel, démobilise opinions publiques et gouvernements d’Occident lorsqu’il s’agit d’absoudre ses exactions institutionnalisées et les mobilise à son bénéfice lorsqu’il importe de contenir ou d’anéantir les avancées de la juste cause de ses victimes. Il est significatif d’observer dans ce contexte le contraste saisissant entre l’isolement avéré du régime sioniste dans les enceintes politiques internationales et les succès que le cheval de bataille du « terrorisme » lui assure sur bien des places publiques…

La question du terrorisme est certainement complexe et son maniement, même lorsqu’il se réclame des meilleures intentions, est particulièrement sensible. Elle se pose à la communauté internationale dans les termes d’un défi qui ne sera relevé qu’au prix d’un sursaut qui la rendra qualitativement meilleure lorsqu’elle se sera donné tous les moyens d’extirper en elle toutes les racines des maux qui l’assaillent. Alors, et alors seulement, elle pourra exclure de ses perspectives l’horizon de la violence.

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