L’itinéraire de Mohand Tazerout

Mohand Tazerout (1893-1973) est sorti du Cours normal de Bouzaréa qui formait des instituteurs indigènes pour écoles indigènes. Après avoir enseigné peu de temps à l’école indigène de Theniet el-Had, que dirigeait un ancien de l’École normale réservée aux Européens et aux musulmans naturalisés, Tazerout ne supporte pas les discriminations coloniales et émigre en France en 1914.

Peu de temps après sa naturalisation, il est mobilisé dans les Tirailleurs algériens, puis blessé à la bataille de Charleroi en Belgique. Interné avec 3000 prisonniers au camp du Croissant, près de Berlin, il assiste aux harangues de l’émir Aly, cadet des fils de l’émir Abdelkader, devenu général de l’armée ottomane qui l’avait mis au service de l’Action psychologique allemande.

En 1917, Tazerout est libéré à la faveur d’un échange de prisonniers et s’inscrit à l’université de Lausanne pour y poursuivre l’étude de l’allemand, maîtrisé déjà au camp du Croissant.

Après l’Armistice, il approfondit ses études germaniques aux universités de Strasbourg et de Poitiers. Il est nommé professeur d’allemand au collège de La Roche-sur-Yon, puis au lycée de Nantes. Il se fait connaître en publiant la traduction du Déclin de l’Occident d’Oswald Spengler qu’il a rencontré en Allemagne pour rendre le texte français plus précis.

Il est chargé par « la Recherche scientifique » d’une étude sur le système éducatif allemand dont il publie les conclusions dans Les Éducateurs sociaux de l’Allemagne moderne. La Revue internationale de sociologie le charge de rendre compte des livres publiés Outre-Rhin. A la libération des résistants de la onzième heure le fait passer pour un collaborateur au motif qu’il avait publié au début de la Deuxième Guerre mondiale un dictionnaire français-­allemand. Mais ses collègues du lycée Charlemagne de Paris, où il avait été affecté, signent une pétition attestant qu’il était le seul à avoir le courage de distribuer les tracts de la Résistance, imprimés chez Subervie de Rodez.

C’est chez cet éditeur que Tazerout édite à partir de 1953 ses volumes sur l’histoire comparée des principales civilisations sous le titre Au Congrès des civilisés. Ce passage à l’histoire universelle parachève le processus d’autodésindigènisation (Malek Bennabi) commencé quand l’instituteur adjoint indigène pour école indigène avait refusé les discriminations coloniales.

En 1953, le grand germanisant, devenu lauréat à l’Institut de France, renoue avec sa famille très religieuse, avec laquelle il était en rupture depuis sa naturalisation en 1914. L’aggravation de la guerre en Algérie l’amène à rompre avec quatre décennies d’assimilationnisme.

La « Motion des 61 » par laquelle des élus musulmans du deuxième collège, parmi les plus modérés, mettent en échec en septembre 1955 la politique d’intégration du gouverneur général Jacques Soustelle, l’encourage à s’engager en faveur de la décolonisation.

Comme son ami Mohamed-Chérif Sahli, il s’emploie à « décoloniser l’histoire » de toute l’Afrique du Nord qui constitue, selon lui, une entité homogène. Son analyse sans complaisance du processus de « dépossession » coloniale se poursuit par la condamnation des méthodes de « pacification » qu’il n’hésite pas à comparer à celles du IIIe Reich, dont il connaissait bien les fondements idéologiques.

Il publie, en signant d’un pseudonyme, L’Algérie de demain. Il y résume les conclusions de son ijtihâd prescrivant des institutions démocratiques pour l’Algérie indépendante. Après la tentative de démocratisation en Algérie, on admet aisément que les prescriptions de Tazerout de 1960 auraient été autrement plus bénéfiques que la Charte de Tripoli de 1962 qui a préféré un régime à parti unique.

En 1963, il publie un Manifeste contre le racisme, après avoir dénié, dans un livre théorique, toute scientificité à l’idée de race. Après la décolonisation politique, il restait le racisme inhérent au colonialisme. La « décolonisation de l’histoire » devrait être complétée par celle des esprits marqués, consciemment ou inconsciemment, par le racisme.

Retiré à Tanger en 1964, il s’emploie à traduire le Coran en français jusqu’à sa mort en septembre 1973. De l’examen de ce parcours hors du commun, deux principales leçons peuvent être déduites. L’une montre que dans le refus des fatalités coloniales le sureffort d’autocivilisation est plus payant que les vaines et sonores victimisations. L’autre rappelle à ceux qui prescrivent l’assimilation totale, et tout de suite, que la rupture d’un musulman avec le Coran est une demande exorbitante.

Sadek Sellam

Laissez le premier commentaire