Né en 1874, ‘Abd al-‘Azîz Ibn Ibrâhîm al-Tha‘âlibî est issu d’une famille d’oulémas algériens descendants du calife ‘Alî.
Un de ses ancêtres les plus illustres n’est autre que ‘Abd al-Rahmân al-Tha‘âlibî, auteur du livre d’exégèse coranique jawâhir al-hisân fî tafsîr al-Qur’ân.
Quand la France colonisa l’Algérie, la famille al-Tha‘âlibî décida de s’installer en Tunisie.
Tout comme sa famille l’avait été avant lui par la colonisation de l’Algérie, ‘Abd al-‘Azîz fut ébranlé par la conquête de la Tunisie.
Brillant étudiant de la Zaytûna, il fut aussi le disciple de cheikhs locaux, mais la passivité de ses maîtres à l’égard du Protectorat français laissa en lui une grande amertume.
Étudiant non pas pour obtenir un diplôme, mais pour acquérir un solide bagage religieux, il quitta la Zaytûna sans même avoir validé son cursus et continua de se former par la lecture et des échanges avec les savants de son époque.
En 1890, le Protectorat français était bien en place et la mainmise du colonialisme, totale. Les Tunisiens assistèrent, impuissants, au vol de leurs terres.
Ali Bey conclut un traité avec les Français et demanda aux Tunisiens de ne pas se révolter, arguant que cela était inutile, puisque la France respectait l’islam.
Cependant, certains Tunisiens, influencés par l’anti-impérialisme de quelques penseurs de l’époque, prirent tout de même conscience de la nécessité de la lutte contre le colonialisme.
Dans le cas de ‘Abd al-‘Azîz al-Tha‘âlibî, cela se manifesta par la création, en 1895, du journal sabîl al-rashâd, dans lequel il écrivit des articles très engagés, allant jusqu’à fustiger la Zaytûna pour son inaction vis-à-vis de la colonisation. Ce caractère engagé du journal lui valut plusieurs fois d’être suspendu.
Après avoir décidé de quitter la Tunisie pour l’Orient, al-Tha‘âlibî s’installa d’abord à Tripoli, mais fut expulsé par le gouverneur ottoman sur demande du consulat de France à cause de son engagement contre la colonisation. Commença alors un long exil, d’abord en Crète, ensuite à Athènes, puis à Istanbul.
Après avoir rencontré de grands hommes de l’islam venus du monde entier dans la capitale ottomane, il se dirigea vers Le Caire où il étudia à l’université d’al-Azhar. Il y côtoya Muhammad ‘Abduh et s’imprégna des idées diffusées par le journal al-manâr, dans lequel quelques-uns de ses articles furent même publiés.
En 1902, il retourna en Tunisie et, l’année suivante, Muhammad ‘Abduh, alors grand mufti d’Égypte, vint à Tunis et y prêcha l’anticolonialisme, le même qu’al-Tha‘âlibî prêchait depuis longtemps et qui fit de lui une figure marginale. Cela permit à ces idées de se propager.
Il se rapprocha des mouvements européens anticolonialistes de gauche qui militaient pour les droits des indigènes. Loin d’adhérer à leurs idéaux et à leurs idéologies, al-Tha‘âlibî cherchait, par leur intermédiaire, à sensibiliser les Français à la cause tunisienne.
De même, alors que se répandait l’idée selon laquelle seul le Protectorat français pouvait garantir la sécurité des juifs face aux musulmans, al-Tha‘âlibî, au contraire, se rapprocha des juifs tunisiens.
Il se mit alors à encourager l’esprit communautaire, l’aide aux démunis et l’enseignement d’un islam loin des superstitions et du maraboutisme.
Sa critique des zaouïas alliées aux autorités coloniales le mena devant le tribunal de la Driba et il répondit parfaitement aux accusations de blasphèmes qu’on lui attribuait.
Sa véhémence contre ce qu’il considérait comme du charlatanisme entraîna son excommunication, pour insulte envers l’islam et le Coran, par les autorités ottomanes, qui demandèrent même son exécution.
De peur que des troubles n’éclatent, les autorités françaises intervinrent et il ne fut finalement condamné qu’à deux mois de prison, peine après laquelle il quitta la Tunisie.
Al-Tha‘âlibî voyait le Protectorat comme un système visant à détruire l’État et la société et à les remplacer par une administration coloniale française dominant l’ensemble tunisien.
Selon lui, le destin de la Tunisie ne pouvait en aucun cas être lié à celui de la France, pays dominateur et porteur d’une autre civilisation. Il n’y avait donc qu’une seule issue : l’indépendance.
Exiger clairement l’indépendance était téméraire, car la loi punissait ce type de revendication perçue comme une atteinte aux droits de la France. Il décida de ne pas militer explicitement pour l’indépendance, mais d’appeler à des réformes importantes qui, à terme, pourraient entraîner celle-ci.
Parmi ces revendications, celle d’un destour, qui permettrait aux Tunisiens de retrouver des droits politiques.
En 1919 se tint la conférence de la paix à Versailles, à laquelle Faysal, fils du chérif de La Mecque, l’Égyptien Saad Zaghloul et Chakib Arslan assistèrent pour défendre leurs causes. Al-Tha‘âlibî décida de s’y rendre également afin de représenter la cause tunisienne. Mais, faute de moyens, il n’arriva pas en France à temps.
Il profita de sa présence à Paris pour défendre la cause tunisienne auprès des politiques français, en particulier du Parti socialiste, qui était opposé aux colonies, mais aussi des organisations humanitaires et indigénophiles, et de la presse.
Dans son livre La Tunisie martyre, il dénonça le Protectorat et exposa les revendications tunisiennes. Interdit en Tunisie, l’ouvrage n’y fut disponible que sous le manteau.
Son arrestation peu de temps après déclencha une vague de soutien, notamment dans la presse.
Al-Tha‘âlibî fut fiché comme un anti-Français à écarter et à combattre, et son cas divisa le monde politique français.
Les Tunisiens militèrent pour sa libération et firent une pétition pour réclamer un destour qu’ils remirent au bey de Tunis.
Libéré et de retour dans une Tunisie en crise, il dut s’exiler en Orient.
Durant ses 14 ans d’exil, il traversa l’Orient musulman et devint un leader et un des hérauts de la cause de la renaissance arabo-musulmane.
Soucieux des conséquences de la chute de l’Empire ottoman, il pensait qu’il fallait agir vite avant que les Anglo-Français ne se partagent le monde arabe.
Il se distingua lors du congrès de Jérusalem par un discours marquant sur l’histoire de l’islam et son apport à l’Occident. Voyant le public ému aux larmes, il affirma que le temps des pleurs et de la faiblesse devait laisser la place à celui du travail sur les causes du malheur qui touchait les musulmans.
Le congrès évoqua la situation des musulmans en Libye, au Maroc et dans l’Union soviétique, se concentra sur la réforme de l’islam, la défense de la Palestine et des Lieux saints, la lutte contre la domination européenne et insista sur la coopération entre musulmans et sur la défense des intérêts islamiques. À noter qu’une minute de silence fut observée en hommage au Libyen ‘Umar al-Mukhtâr.
L’assistance mit au point un destour comportant 17 articles, mais aucune des décisions prises lors du congrès ne fut appliquée et, malgré le bruit que fit celui-ci, son bilan fut un échec. Une explication possible est le caractère panislamiste du congrès, alors que c’était le panarabisme laïque qui avait, à ce moment-là, le vent en poupe dans les pays arabes.
Il va sans dire que cet échec laissa un goût amer à al-Tha‘âlibî devant l’incapacité des musulmans à mener un projet à son terme.
Il s’installa alors au Caire d’où il entreprit un voyage en Asie musulmane. Il se rendit en Inde alors qu’elle était en pleine effervescence nationaliste, hindouistes et musulmans luttant pour l’indépendance.
Les musulmans, minoritaires, redoutaient d’être, une fois indépendants, dominés par les hindouistes. Et ils craignaient que ces derniers ne soient favorisés par les Anglais, car plus facilement assimilables.
Le monde arabe s’intéressait particulièrement à la situation des musulmans de l’Inde. Il fut décidé d’envoyer une délégation pour islamiser les hindouistes. Un rapport fut présenté par al-Tha‘âlibî à la direction d’al-Azhar.
Cette volonté d’envoyer une délégation déclencha une violente réaction hindouiste. Gandhi s’opposa à l’islamisation des hindouistes et mit tout en œuvre pour faire échouer ce projet susceptible de rendre l’Inde aux musulmans.
Après 14 ans d’exil, il fut autorisé à rentrer à Tunis. Il écrivit alors à Arslan afin de lui annoncer la nouvelle et ajouta qu’agir de l’extérieur étant plus simple que de l’intérieur, il ne voulait pas se précipiter à rentrer.
À son retour à Tunis, la population était divisée et prise dans des conflits politiques. Lors d’un meeting organisé par le Néo-Destour, il prononça un discours qui entraîna de vives protestations de la part des défenseurs de la colonisation.
Les anticolonialistes étaient alors divisés en deux groupes : le Vieux Destour et le Parti des Jeunes, ou Néo-Destour, qui avait rompu avec le premier. On pouvait penser qu’al-Tha‘âlibî allait rejoindre un des deux camps, mais, pour lui, le destour était un et il devait le redevenir.
Cependant, le désaccord entre les deux était trop profond. Les adeptes du Néo-Destour, comme Bourguiba, craignaient que l’union avec le Vieux Destour ne plonge le parti dans l’immobilisme.
Lors d’un conseil général, la majorité refusa l’unification des deux mouvements. Al-Tha‘âlibî comprit que cette division était une stratégie de l’ennemi pour mieux les diviser et Bourguiba, dont la fidélité n’était qu’un leurre depuis le début, fit en sorte que les tentatives de conciliation de celui-ci n’aboutissent pas.
Bourguiba réussit, usant de calomnie, à dresser la population contre al-Tha‘âlibî et les siens, à tel point que, où qu’ils aillent, ils étaient insultés et violemment chassés.
Selon les services de renseignement français de l’époque, Bourguiba s’opposa à al-Tha‘âlibî par crainte de perdre son autorité morale et sa situation matérielle, acquises durant l’exil de celui-ci.
Ces déchirements faisaient la joie des autorités françaises. D’ailleurs, si elles avaient autorisé le retour d’al-Tha‘âlibî, c’était dans l’espoir de semer ainsi la discorde dans les rangs des anticolonialistes tunisiens.
Quand la Seconde Guerre mondiale éclata, al-Tha‘âlibî prit conscience que le sort de la Tunisie et celui de tous les pays arabes colonisés se joueraient après celle-ci.
Malheureusement, il ne vécut pas la libération de la Tunisie pour laquelle il avait tant œuvré, puisqu’il mourut le 1er octobre 1944 à Tunis.
Malgré son importance dans le réformisme islamique et dans la naissance du nationalisme tunisien, ‘Abd al-‘Azîz al-Tha‘âlibî est mal connu. Et pour cause, après la libération de la Tunisie, l’avènement de Bourguiba entraîna naturellement, en raison de l’opposition de celui-ci à al-Tha‘âlibî, l’effacement de ce dernier des mémoires.