Philosophe et chef de guerre, avocat et militant islamique, opposant politique et chef d’État, embastillé pendant huit longues années, assiégé plus de trois ans en sa capitale au cœur même de l’Europe, la vie haute en couleur d’Alija Izetbegović est fascinante à plus d’un titre.
Notre auteur naît le 8 août 1925 dans la petite ville de Bosanski Šamac1, au sein de ce qui est alors le Royaume des Serbes, Croates et Slovènes — la future Yougoslavie. Issu d’une famille historiquement distinguée mais appauvrie par le reflux et la chute finale du dernier des califats, il descend de la plus fine aristocratie ottomane des Balkans : son ancêtre Izetbeg Jahić, un noble de Belgrade, s’est installé dans le vilayet ottoman de Bosnie après le retrait des dernières troupes musulmanes de Serbie. Les Izetbegović ont, par la suite, conservé des liens très forts avec la Turquie : alors que le grand-père d’Alija servait dans l’armée du sultan à Istanbul, il a ainsi épousé une femme turque avant de s’installer avec elle à Bosanski Šamac. Devenu maire de cette petite bourgade de province, l’homme s’est fait connaître et respecter non seulement de ses coreligionnaires musulmans, mais également des Serbes orthodoxes, après avoir sauvé quarante des leurs des représailles aveugles des autorités austro-hongroises après l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand par un nationaliste serbe, en juin 1914 — l’événement à l’origine de la Première Guerre mondiale.
Durant la Première Guerre mondiale, justement, le père d’Alija, Mustafa Izetbegović, est mobilisé dans l’armée austro-hongroise et combat sur le front italien, dont il revient — comme beaucoup — semi-paralysé. Après une faillite professionnelle, en 1928, il s’installe avec sa famille à Sarajevo, la plus grande ville de Bosnie, où ses enfants reçoivent une éducation essentiellement profane et non religieuse. Malgré tout, en 1941, à seize ans à peine, Alija Izetbegović prend déjà part à la fondation d’une association islamique créée sur le modèle des Frères Musulmans égyptiens — les « Jeunes Musulmans » (Mladi Muslimani). En pleine Seconde Guerre mondiale, la région est alors divisée entre trois forces en présence, dans un chaos qui semble inextricable : l’Allemagne nazie, qui a envahi les Balkans, et ses collaborateurs locaux, le régime nationaliste croate des Oustachis et la division Waffen-SS Handschar, formée en grande partie de soldats bosniaques musulmans, sous la houlette du grand mufti de Jérusalem, Amîn al-Husaynî; les nationalistes et royalistes serbes, les Tchetniks ; et enfin, les partisans communistes yougoslaves menés par Tito — chacun des camps faisant copieusement usage du massacre de civils et, dans le cas des Oustachis, d’un véritable nettoyage ethnique de grande ampleur. Quoi qu’Alija Izetbegović, à peine sorti de l’adolescence, semble se tenir soigneusement à l’écart de l’un ou l’autre de ces camps, il est arrêté par les Tchetniks en 1944, mais relâché par gratitude envers le rôle de son grand-père dans la libération des otages serbes, trente ans plus tôt — dans la région, on a la mémoire longue.
Après la guerre, Izetbegović, qui a entre-temps obtenu un diplôme en droit de l’université de Sarajevo, est néanmoins arrêté en 1946 par les communistes yougoslaves, accusé — à tort, et sans la moindre preuve — d’avoir collaboré avec l’occupant nazi et condamné à trois ans de prison — une incarcération précoce qui semble surtout liée à son opposition au nouveau régime socialiste de Tito et à son activisme considéré comme une forme « d’extrémisme islamique ».Après avoir purgé sa peine, et tout en exerçant son métier d’avocat, Alija Izetbegović n’en reste pas moins engagé en politique — toujours dans une forme d’opposition plus ou moins ouverte au pouvoir. Organisateur d’activités éducatives et sociales islamiques, entre autres conférences et écrits, il est pendant plusieurs décennies une source constante d’inspiration intellectuelle et spirituelle pour des milliers de jeunes musulmans bosniaques.
Son activisme prend une nouvelle dimension avec la publication, en 1970, d’un essai à la fois religieux, moral et politique, « Le manifeste islamique », où il exprime ses opinions sur la relation entre l’Islam, l’État et la société, lance un appel au renouveau islamique et à la fondation d’un État sur cette base, et appelle à concilier la tradition musulmane, le progrès scientifique et la modernisation. En somme, par cette œuvre théorique, Izetbegović veut montrer comment l’Islam et l’État islamique peuvent exister dans le monde moderne. Naturellement, ces écrits ne sont guère au goût du pouvoir yougoslave, qui interdit aussitôt l’ouvrage. Ce n’est pourtant que treize ans plus tard, en avril 1983, qu’Alija Izetbegović et douze autres militants musulmans bosniaques sont arrêtés et jugés par un tribunal de Sarajevo au titre de différents chefs d’accusation : on les accuse, pêle-mêle, de conspirer pour reformer l’organisation interdite des « Jeunes Musulmans », de chercher à fonder et bâtir un État islamique en Bosnie, de «propagande hostile» et «d’attaques contre le socialisme», de «digressions fondamentalistes», d’avoir organisé une visite à un congrès islamique en Iran, ou encore «d’association à des fins d’activité hostile inspirée par le nationalisme bosniaque». Après une parodie de procès à la manière de la «justice» expéditive des régimes de l’Est, la sanction tombe pour notre auteur : quatorze années d’emprisonnement. En Occident, le verdict est très largement condamné comme une atteinte aux droits de l’Homme et à la liberté religieuse; c’est l’époque où les mouvements islamiques sont perçus comme des alliés naturels à l’Ouest, dans le contexte de la guerre froide face au communisme athée. Face au tollé international, la peine d’Izetbegović, dont l’on reconnaît qu’il n’a ni usé ni préconisé l’usage de la violence, est donc réduite à douze ans. Mais seulement cinq ans plus tard, en 1988, le bloc de l’Est vacille et le régime yougoslave entre, comme toutes les nations communistes à bout de souffle d’alors, dans une période de réforme et de libéralisation. Dans le cadre de cette tentative d’apaisement visant à sauver ce qui peut encore l’être, Izetbegović est gracié et libéré, quoique sa santé ait durement souffert de ces années d’emprisonnement, à soixante ans passés.
Quoi qu’il en soit, l’ouverture du système politique yougoslave à la démocratie et au multipartisme incite Izetbegović et ses camarades à fonder, dès 1989, un parti politique, la SDA (Stranka Demokratske Akcije — « Parti d’Action Démocratique»), pour défendre au mieux les intérêts des Bosniaques musulmans, tandis que les Serbes et les Croates du pays créent également les leurs sur une base ethnique. Dès les premières élections libres, le SDA remporte un tiers des sièges et la plus grande part des voix ; puisque, selon la constitution de Bosnie, les trois nations constitutives doivent se partager une présidence tournante multiethnique, Izetbegović devient alors le premier président du pays, qui est encore une partie intégrante de la Fédération de Yougoslavie. Mais ces accords de partage du pouvoir s’effondrent vite avec l’explosion des tensions ethniques qui suivent les premiers combats entre Serbes et Croates dans la Croatie voisine, à l’été 1991. Pour éviter que la Bosnie ne sombre à son tour dans la guerre, Izetbegović propose une confédération aux liens très souples entre les trois communautés — une solution pacifique afin d’éviter le bain de sang. Mais les nationalistes serbes acèrent leurs armes et se préparent déjà à l’affrontement, car les revendications rivales des uns et des autres sont fondamentalement incompatibles : Bosniaques musulmans et Croates veulent une Bosnie indépendante, tandis que les Serbes souhaitent qu’elle demeure dans un reliquat de Yougoslavie dominé par eux-mêmes.
En février 1992, Alija Izetbegović organise un référendum sur l’indépendance de la Bosnie-Herzégovine qui recueille 99,4 % de votes favorables sur 63 % des inscrits — les Serbes ayant boycotté le scrutin. Le 3 mars de la même année, il déclare officiellement l’indépendance de son pays, rapidement reconnue par les Européens et les Américains. Pendant ce temps, les Serbes ont quitté le gouvernement et sont prêts à engager l’épuration ethnique des populations musulmanes qui leur octroiera, pensent-ils, la « Grande Serbie » dont ils rêvent : la guerre est inévitable. Étrangement, le très idéaliste Izetbegović a semble-t-il pensé jusqu’au dernier moment que l’affrontement armé serait évité, et l’armée bosniaque n’est donc en rien préparée lorsque les premiers combats éclatent. Face à des musulmans qui n’ont qu’un fusil pour deux hommes, les forces serbes de Bosnie, qui bénéficient de tout le matériel militaire de l’ancienne armée yougoslave, prennent donc rapidement le contrôle de vastes régions du pays, s’attaquant au passage systématiquement à la population civile musulmane qui est chassée, massacrée, violée ou détenue dans des camps, tandis que maisons et mosquées sont incendiées et détruites. Pire : les Croates de Bosnie, initialement alliés aux Bosniaques, se retournent contre eux et cherchent à se tailler leur propre «Grande Croatie» à coup, eux aussi, de nettoyage ethnique — c’est notamment dans le cadre de ces combats et massacres que le célèbre pont de Mostar est détruit. Seuls et isolés, les Bosniaques ne contrôlent plus qu’un quart du territoire du pays et semblent en voie d’annihilation. Alija Izetbegović, qui vit pendant trois ans et demi dans un Sarajevo assiégé et encerclé par les forces serbes, tient la barre comme il le peut dans cette situation d’une extrême confusion et dénonce l’inaction de l’Occident qui observe les pires crimes de guerre depuis la Seconde Guerre mondiale sans réagir sérieusement — les Casques bleus ne servant guère que de caution humanitaire aux massacres, et l’embargo de l’ONU sur les armes profitant aux Serbes, qui disposent déjà de la supériorité matérielle. Le président bosniaque se tourne de plus en plus vers le monde musulman, où il a déjà établi des contacts lorsqu’il n’était qu’un jeune dissident, pour obtenir des armes et du soutien financier — notamment de la Turquie et de l’Iran —, tandis que plusieurs centaines de volontaires, surtout arabes, révoltés par les nouvelles des exactions, arrivent pour prêter main-forte aux musulmans de Bosnie.
Et puis, contre toute attente, les Bosniaques tiennent bon, d’autant qu’en mars 1994, la guerre avec les Croates prend fin, ce qui permet de concentrer les forces musulmanes contre les Serbes. Surtout, en juillet 1995, les proportions génocidaires du terrible massacre de Srebrenica — durant lequel 8372 hommes et adolescents musulmans sont sauvagement assassinés en quelques jours — choquent le monde et contraignent l’OTAN à lancer une campagne de bombardements massifs contre les milices serbes, qui permet aux Bosniaques et aux Croates de reprendre l’avantage. Alors que la ligne de front divise désormais la Bosnie en deux moitiés plus ou moins égales, les Serbes doivent accepter un cessez-le-feu, et la guerre — cent mille morts plus tard — se conclue par les accords de Dayton, une paix inconfortable imposée par les États-Unis en novembre 1995 qui voit la mise sous tutelle internationale de facto de la Bosnie-Herzégovine. Quelque peu écœuré par les accords de Dayton, bien trop favorables aux Serbes à son goût, Alija Izetbegović se retire peu à peu de la scène politique : en 1996, il quitte son poste de président du pays ; et en l’an 2000, à l’âge de 74 ans, il démissionne de son dernier poste, membre de la présidence collégiale de Bosnie-Herzégovine, pour raisons de santé. L’heure est venue de tirer sa révérence : il décède le 19 octobre 2003 d’une maladie cardiaque. Les funérailles de celui que tous les Bosniaques connaissaient sous le surnom affectueux de Dedo («grand-père») attireront près de cent cinquante mille personnes — dont de hauts dignitaires de quarante-quatre nations, surtout musulmanes, et plus d’une centaine de députés turcs.