Utopie ou réalité ? Ali Merad

«Avez-vous caressé l’illusion d’entrer au paradis sans que Dieu distingue ceux qui luttent et persévèrent dans sa voie ? » (Coran, 3 : 142).


Ce serait une injustice de ne parler d’utopie que lorsqu’il s’agit des musulmans. L’Europe, aussi, a connu des utopies ; surtout vers la fin du XVIIIe siècle et durant le XIXe siècle, lorsque les premières découvertes scientifiques importantes bouleversèrent les idées et les choses. Il y eut alors des utopistes qui rêvèrent d’un monde merveilleux, totalement régi par la science. Le progrès devint une idole pour beaucoup : pour les uns, une promesse de profits considérables ; pour les autres, une génératrice d’enthousiasme stupide qui leur faisait oublier leurs misères immédiates et supporter avec plus d’allégresse le joug de leur servitude.


Telle fut l’utopie européenne dont les traces ne sont pas près de disparaître : c’est une utopie scientiste, sous-tendue par une tendance impérialiste plus ou moins avouée : l’Europe, avec cette arme incomparable qui est la science, pourra conquérir le monde. L’Europe sera la plus savante et la plus riche ; elle sera la plus puissante. L’Europe sera supérieure éternellement ! Mais, à l’opposé de ce culte de la science et de cette volonté de domination, nous trouvons le triste défaitisme et pour ainsi dire la lassitude incurable dans les peuples musulmans. Ces derniers ont paru longtemps résignés et presque satisfaits de leur propre sort. Et de ce fait, ils ont donné aux Européens l’impression d’un vague troupeau à qui la sujétion ne répugne guère. Et ces musulmans, faibles ou affaiblis par leurs propres tares, ne firent preuve ni d’énergie ni d’efficacité pour défendre leurs libertés et leurs patrimoines.


Ils le regrettèrent avec beaucoup d’amertume. Et maintenant, il n’est pas un musulman au monde qui ne désire recouvrer sa dignité et reconquérir sa valeur. Tout le monde musulman cherche à s’affranchir; soit d’une oppression interne, soit d’une domination étrangère. Cependant, là aussi, il n’y a souvent que des vœux, des intentions, des velléités. Si tous les musulmans savent ce qu’ils veulent, la plupart d’entre eux sentent qu’ils ne le peuvent pas, à tort ou à raison : c’est à voir. Toutefois, la constatation suivante s’impose : le musulman moyen — ou modéré — ne se croit pas capable de libération et, par une sorte de resserrement du complexe d’infériorité, il arrive à se croire indigne même d’obtenir la liberté. «Dieu seul, pense-t-il, peut remédier à ma situation, Dieu seul peut m’arracher de la détresse, parce que cet arrachement dépasse les forces humaines.» Et c’est ici la naissance de l’utopie simpliste.


Il n’est pas rare de rencontrer chez nos coreligionnaires cette pensée tout à fait gratuite : « Nous sommes les meilleurs au regard de Dieu et Dieu ne manquera pas de nous rendre notre grandeur.» Un homme qui raisonne de la sorte se repose sur une utopie confortable et caresse une belle illusion. Car il faut d’abord prouver si nous sommes le meilleur peuple. Cette dignité exige des vertus ; elle est garantie par des mérites. Est-ce que nous possédons ces vertus? Est-ce que nous avons fait valoir des mérites? Méditons plutôt cet exemple bien significatif : « Les juifs et les chrétiens disent : “Nous sommes les fils de Dieu et Dieu nous aime”. Réponds-leur : “Pourquoi vous châtie-t-il pour vos péchés ?” — C’est que vous êtes des hommes comme les autres. Il pardonne à qui Il veut et punit qui Il veut. À Lui l’empire des cieux et de la terre et des espaces qui les séparent, à Lui tout fait retour » (Coran, 5 : 18).


Nous sommes donc amenés à abandonner ce préjugé d’être les enfants gâtés du Seigneur. Nous ne croyons pas non plus être ses enfants reniés. Mais nous sommes là, parmi les hommes et nous subissons la loi commune, «car Dieu n’enlève à un peuple les biens dont il l’a comblé qu’autant que ce peuple, en déméritant, se les enlève lui-même. Dieu entend et sait tout » (Coran, 8 : 53).


Nous ne devons pas non plus regarder notre mal comme un juste châtiment du ciel. Nous ne sommes pas en expiation. Mais nous supportons les conséquences d’erreurs antérieures peut-être. Nous sommes les victimes de l’histoire. Et si nous ne réagissons pas, nous resterons toujours ballottés par les hasards et menacés par les requins de race humaine. Mais nous devons réagir. Et Dieu nous le commande : « Dieu ne modifie l’état d’un peuple en bien ou en mal qu’autant que ses sujets se transforment eux-mêmes. Et quand il désire punir un peuple, rien ne l’arrête. Et il n’y a pas de secours en dehors de Lui » (Coran, 13 : 11).


Il nous reste donc une seule voie : agir. C’est en agissant bien que nous pourrons nous racheter, aux yeux de Dieu et de l’histoire. « Dis : “Agissez. Dieu verra vos actions, ainsi que son Prophète et les croyants » (Coran, 9 : 105). Et ce faisant, nous nous libérerons des utopies flatteuses et vides, nous oublierons un moment les aspirations platoniques, pour nous tourner résolument vers les devoirs et les réalisations. N’est-ce pas un piteux spectacle que celui d’un peuple sans volonté, sans ambitions, sans souci de dignité et de grandeur? Un peuple qui a choisi les voies larges et confortables et qui ne peut plus forcer sa paisible nature ? Un peuple qui s’habitue à la bassesse comme on s’adapte à un climat et qui finit par oublier son passé de gloire qui lui dicte l’attachement à l’honneur et l’amour de la liberté ?


Notre pénible réalité, c’est l’abandon des valeurs islamiques et l’asservissement aux valeurs matérielles d’inspiration européenne. «Misérable que l’esclavage du dinar et du dirham ! », proclame le Prophète. Notre malheureuse réalité, c’est le règne de la complaisance qui nous pousse, par glissement, au pardon des lâchetés, à l’acceptation de la honte.


Mais rappelons cette parole terrible de l’imam Ali : « La complaisance pour la trahison est une trahison. » Et répétons ce beau hadith à tous les musulmans qui n’ont d’attention que pour les vanités périssables : « Une matinée ou une après-midi dépensée dans la voie de Dieu vaut tous les biens de la terre ».
Et cette voie de Dieu, c’est la nôtre, musulmans! C’est la voie de l’Islam qui est libérateur. C’est la voie du Prophète qui est toute dignité et dévouement. Enfin c’est la voie de l’imam Ali, des prestigieux califes, qui ne se seraient jamais pardonné de rabaisser l’Islam et de l’amoindrir, pour le prix de tous les trésors du monde. Et lorsque nous aurons clairement aperçu notre voie, quand nous aurons pris les provisions nécessaires pour la parcourir, à ce moment-là seulement nous pourrons espérer — à bon droit — que Dieu nous assiste et affermisse nos pas. Et Dieu nous assistera et nous affermira parce que c’est inscrit dans son Livre incorruptible et parce que c’est inscrit dans l’histoire qui n’a pas trompé les hommes.

Ali Merad, À la lumière du Coran et du hadith p.153-157, éditions Héritage 2022

couverture à la lumière du Coran et du hadith

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