Préface du livre Réforme de l’homme musulman et renaissance islamique

L’enfance et une partie de l’adolescence de Malek Bennabi furent marquées par les difficultés des «situations coloniales» que supportaient les colonisés avec une résignation qui était mise sur le compte du «fatalisme musulman».

Après la Première Guerre mondiale, il a été le témoin des succès de l’Islah dans l’Est algérien. Il était attentif aussi aux progrès du mouvement national, auxquels il a participé à sa manière et en franc-tireur, quand il afficha à l’entrée de la mosquée de Tébessa son soutien à la République du Rif.

L’administration coloniale cessa d’invoquer le «fatalisme» pour imputer au «fanatisme musulman» les progrès de l’Islah, pourtant «apolitique», et ceux du nationalisme.

À Paris, Bennabi eut un grand succès après la conférence prononcée en décembre 1931, sur le thème : «Pourquoi sommes-nous musulmans?» Cela lui valut un raz-de-marée à l’élection du président de l’Association des Étudiants musulmans nord-africains, dits «nationalistes» parce qu’opposés au courant assimilationniste. Il eut droit aussi à un rapport bien senti de la police spéciale de «la rue Lecomte» qui installa l’indigénat en plein Paris. Ce rapport sera suivi de centaines d’autres rédigés par différents services où le délit d’opinion était plus grave que les voies de fait.

Avant ce succès, et depuis son arrivée en France en 1930, Bennabi fréquentait «l’Union chrétienne des Jeunes Gens de Paris» où il dit avoir surtout consolidé sa culture religieuse. Du fait de cette fréquentation marquante, Bennabi faisait exception par rapport aux étudiants arabes du Quartier latin qui, sous prétexte de «modernisme», s’éloignaient ostensiblement de l’islam. La comparaison entre l’état d’esprit de l’AEMNAF, marqué par une «saturation politique», et la richesse des débats artistiques, littéraires, historiques et religieux de la rue Trévise faisait mûrir sa réflexion sur ce qu’il appellera des «problèmes de civilisation».

À la fin de la Deuxième Guerre mondiale, il choisit de consacrer son premier manuscrit au «problème religieux» en général, et au Phénomène coranique en particulier. Cette méditation du Coran devait marquer l’ensemble de son œuvre. Il ne citait que les auteurs qui confirment ses hypothèses. Un professeur égyptien qui l’avait connu à Alger a fait remarquer que, contrairement à de nombreux auteurs qui croient devenir plus convaincants en multipliant les références à des écrivains célèbres, Bennabi se caractérisait par «le faible nombre de ses citations et la vigueur de ses analyses». Malgré cela, bon nombre de ceux qui veulent présenter Bennabi, multiplient les citations des auteurs qu’il a mentionnés (Spengler, théoricien de la supériorité prussienne sur les autres Germains, Toynbee, Keyserling, le plus francophile des auteurs allemands…), et parfois même ceux qui n’étaient pas ses auteurs préférés, comme Muhyi al-Dîn Ibn ‘Arabî.

À son retour en Algérie, après la fin de la guerre, Bennabiparticipe à la création des éditions Nahda. Avec ses amis Salah Bensaï, Abdelaziz Khaldi et Abdelkader Mimouni, il voulait contribuer à la renaissance culturelle qu’ils jugeaient prioritaire. Bennabi ne sous-estimait pas la politique, mais il déplorait les insuffisances de sa pratique par des «zaïms» issus de l’école française et dont la déculturation rendait leur message inaudible à un peuple attaché à l’islam. Quand l’Islah s’est allié à ces «zaïms», l’enthousiasme de Bennabi pour ce mouvement, qui avait ses préférences, fut sérieusement tempéré. Il déplorait «un glissement politique» considéré comme un frein à l’effort éducatif de régénérescence qu’exigeait la sortie d’une léthargie séculaire que les «politiques indigènes» cherchaient à faire perdurer.

L’insuffisance des deux mouvements lui paraissait résulter d’un déficit sur le plan doctrinal. Les illusions créées par les velléités de réformisme colonial, comme le projet Blum-Violletteet la promulgation du statut organique de septembre 1947 détournaient les chefs de partis nationaux de l’effort de conceptualisation nécessaire à la rationalisation des actions islahiste et politique. Sa réflexion commencée avant la Deuxième Guerre mondiale l’a convaincu de la nécessité d’un équilibre entre un renouveau spirituel et un sursaut intellectuel perçus comme préalables au succès de toute action collective, au sein de l’Islah comme dans le mouvement national politique.

Déjà sa méditation du Coran, proche du tadabbur, lui fit découvrir ce que Muhammad Iqbal appelait les «germes sociologiques» méritant d’être développés après une lecture approfondie du Livre. En analysant les «situations coloniales», il aboutit à des conclusions qui n’étaient pas spécifiques à l’Algérie. Il s’est attelé à faire le bilan non seulement des actions islahistes et nationalistes en Algérie, mais de tout l’effort de renaissance depuis Jamâl al-Dîn al-Afghânî. Il a pris soin d’éviter l’écueil «localiste», ce qui l’a amené à modifier le titre de son premier livre à caractère historique et, surtout, sociologique. Son étude des Conditions de la renaissance algérienne ne se limitait pas au cadre algérien seulement. En montrant que le problème n’est ni d’essence théologique, ni purement politique, il s’aperçut qu’il s’agit d’un problème plus vaste concernant tout le monde musulman. D’où le sous-titre «Problème d’une civilisation» du livre, dont le titre est devenu Les Conditions de la renaissance.

Voulant le maximum de précision, il définit tous ses concepts, à commencer par celui de «civilisation», alors qu’il était souvent reproché à Toynbee (dont il ne connaissait pas l’œuvre en 1948) de n’avoir jamais défini avec précision ce concept auquel il a consacré de gros volumes. Marqué par sa formation scientifique et technique, il définit un produit de civilisation par une équation algébrique facile à comprendre. Pour expliquer le phénomène cyclique, qu’il connaît grâce à sa méditation du Coran («Tels sont les jours, nous les permutons entre les peuples — tilka-l-ayyâm nudâwiluhâ bayna-n-nâs»), avant de trouver sa confirmation chez les grands auteurs, il a recours à la géométrie analytique où l’axe des ordonnées représente les «valeurs psycho-temporels» et celui des abscisses le temps.

L’idée de «colonisabilité» lui apparaît quand il examine la phase déclinante d’un cycle de civilisation.

Pour définir le mot «indigène» qui était abondamment utilisé, il précise qu’il s’agit d’un homme multiplié par le «coefficient colonisateur».

D’où le plan de «désindigénisation» proposé pour isoler dans l’homme colonisé, le colonisable, afin de se débarrasser de la colonisabilité. Dans une telle opération, non seulement la religion n’est pas à rejeter comme le voulaient les courants modernistes laïcisants, mais «l’idée religieuse» est nécessaire au passage de la «vie végétative» à la «vie active». Elle peut fournir l’énergie qu’exige la lutte contre la «colonisabilité», qui donne plus de chances de succès au combat anti-colonialiste.

Le concept de «colonisabilité» a souvent été reproché à Malek Bennabi, notamment par son ami Mohamed-Chérif Sahliqui avait consacré à la situation en Algérie un «J’accuse», donné à éditer en même temps que Les Conditions de la renaissance de Malek Bennabi. Les faucons du gouvernement général voulurent l’interdiction des deux livres. Mais seul celui de Sahli fut interdit. Celui de Bennabi fut autorisé in extremis par les «­réformistes» coloniaux, qui ne pouvaient pas se déjuger en interdisant un livre sur la renaissance. Car Châtaigneau était précisément surnommé, par eux, le «gouverneur de la renaissance algérienne». Juste avant le putsch des sous-préfets et administrateurs de commune mixte contre Châtaigneau, ces «réformistes» coloniaux avaient invité Bennabi et Khaldi aux rencontres littéraires organisées à Sidi el Madani, près de Blida. Bennabi vanta les mérites de cette initiative au nom de «ceux qui aiment la culture française».

Une collaboratrice de Châtaigneau envisageait même d’attribuer un prix à Bennabi et l’invita à parler des Conditions de la renaissance, dans une conférence où le directeur du Plan, l’arabisant Lucien Paye, quitta ostensiblement la salle pour marquer sa désapprobation des appréciations négatives — polies, mais fermes — contre le colonialisme. Ces réformistes coloniaux, sans doute désireux de faire oublier par des gestes de bienveillance les massacres du 8 mai 1945, faisaient l’effort de supporter des formules de Bennabi du genre : «le colonialisme n’est pas venu pour promouvoir…»; «il y a bien des peuples à civiliser, mais il n’y a hélas pas de peuples civilisateurs. Tout le drame est là…»; ou «à présent, la civilisation a une technique, mais elle n’a pas d’âme…».

C’est pourquoi la parution du livre fut tolérée, mais au prix de la mise de l’auteur sous surveillance étroite, avec de multiples gardeà vue, malgré le non-lieu prononcé à Chartres par le juge Billard quand la démocratie et l’impartialité judiciaire reprirent leurs droits en France. Mais une décision de la justice républicaine prise en France restait sans effets sur la police d’Algérie, sans doute parce que le colonialisme restait un État policier.

La «colonisabilité» a été à l’origine de malentendus qui conduisirent les contradicteurs de Bennabi à lui reprocher de trouver des excuses au colonialisme. Leur verve polémique les amenait à négliger les passages sans complaisance pour le colonialisme et des chapitres où celui-ci est durement condamné. Dans Vocation de l’Islam, rédigé en 1950, sous l’effet de la guerre de Palestine, et publié en juin 1954 aux éditions du Seuil, il décrit le colonialisme comme un système «totalitaire», comparé parfois au nazisme. Il ajoutait : «la colonisation est un immense sabotage de l’histoire»; «mis entre les mains de l’Europe, le flambeau de la civilisation est devenu la torche incendiaire»; le colonialisme a fait de «l’indigène sa chose»; concernant le culte musulman, dont il demandait sans cesse l’indépendance, par l’application de la loi de 1905, il accuse la direction des Affaires musulmanes d’avoir réduit l’imam (officiel) au rôle d’un «simple adjudant des prières»… Il est étonnant que ceux qui critiquèrent durement Bennabi sur la colonisabilité et lui reprochèrent d’avoir trouvé des circonstances atténuantes au colonialisme aient négligé de bien lire ces passages.

Après ces constats, pour Bennabi, les peuples colonisés n’ont pas d’autres solutions que de compter sur eux-mêmes. S’ils veulent retrouver la place d’où ils furent chassés par la brutalité coloniale, mais aussi par les voies de «l’évasion métaphysique», ils n’ont qu’une alternative : «mission ou soumission». Pour lui, cette «évasion métaphysique» a conduit au maraboutisme qu’il condamne parce qu’il a ouvert la voie à la colonisation et en raison de l’utilisation de certaines confréries par les spécialistes de «politique indigène». Mais le jugement de Bennabi épargne la vraie mystique. Pour sa régénérescence, l’Islam avait certes besoin d’une telle mystique. Au lieu de cela, «on lui a servi une mystification maraboutique», nuançait-il.

Faisant le bilan de la lutte contre l’ignorance, qui avait été identifiée par la génération précédente comme une des principales causes des malaises, il constate l’arrivée d’une catégorie d’«intellectomanes» qui pose plus de problèmes que le mal qu’on voulait combattre. Ces diplômés avaient souvent une pratique empirique et démagogique de la politique sans effets sur les vrais problèmes sociaux et culturels. Considérant que la vraie politique devrait déboucher sur des progrès humains, Bennabi déplore les insuffisances de la politique pratiquée par ces «intellectomanes» qui «zozotent». Il emprunte au langage populaire le terme ironique de «boulitique».

La dénonciation de la «colonisabilité», des «intellectomanes» et de la «boulitique» s’impose si l’on veut créer les conditions d’une vraie renaissance.

Permettre à la civilisation musulmane d’entamer un nouveau cycle suppose une culture afin de rompre avec le «divorce entre la pensée et l’action». «L’homme intégral», en rupture avec «l’homme post-­almohadien» pour devenir un acteur de sa propre histoire, devrait conformer son action aux principales composantes d’une culture de «l’efficacité» : une éthique, une esthétique, une logique pragmatique et une technique. D’où de pénétrantes études sur l’art, le costume, le scoutisme. Cela conduit Bennabi à un concept clé : l’orientation qu’il met dans l’intitulé du projet de «Centre d’Orientation culturelle» qu’il cherchait à ouvrir à Alger, à son retour du Caire en septembre 1963. Le capital, le travail et la culture doivent faire l’objet d’une orientation destinée à éviter la dissipation de grandes énergies et faire converger l’effort collectif vers les objectifs de la renaissance. C’est ce qui a amené Mme Boumendjel, qui signait «Juba III» son compte-rendu sur Les Conditions de la renaissance, paru en avril 1949 dans La République algérienne, à reconnaître que «Bennabi voit toujours grand», même si, selon elle, il lui arrivait de ne pas voir juste.

Toute cette réflexion, centrée sur une psychologie de l’homme musulman, s’apparente à un plaidoyer en faveur des sciences sociales dans le monde musulman. C’est pourquoi, dans sa brève préface à la traduction arabe du livre, Bennabi souligne l’augmentation de l’intérêt pour les études sociologiques en terre d’islam.

Dans Vocation de l’Islam, l’appel à l’étude de toutes les sciences sociales est plus pressant encore. Il estime que, pour une société qui ne se connaît pas suffisamment, «les sciences exactes peuvent constituer un danger». Il invite le musulman à «connaître, pour se connaître et se faire connaître». Et cet effort de connaissance implique d’être informé sur les apports des sciences humaines. Bennabi n’avait pas la crainte de voir ces sciences représenter un danger pour le devenir de la foi. Il était prémuni par sa réflexion sur Le Phénomène coranique contre cette crainte qui subsiste encore chez les piétistes de toutes les religions. C’est ce qui explique, entre autres, le compte-rendu élogieux sur Vocation de l’Islam publié dans Le Monde du 15 février 1955 par le laïciste Régis Blachère, qui déplorait sévèrement l’absence de rigueur de la pensée dans les pays arabes :

«Dans Vocation de l’Islam de Malek Bennabi, nous avons le bonheur de trouver, à 20 années de distance, une projection dans le réel des idées du Manar… Son livre, très attachant, reprend sur bien des points les théories de Mohamed Abdou et de Rachid Rida : même confiance absolue dans le Coran, considéré comme un guide, même condamnation du conformisme religieux, même assurance que l’Islam actuel se régénérera par un retour à sa pureté primitive, même condamnation de la civilisation occidentale, matérialiste et génératrice de corruption par le colonialisme, même anathème lancé contre les musulmans modernistes, capables seulement d’emprunter à l’Europe ses modes de vie extérieurs sans pour autant pénétrer jusqu’à son génie… Pourtant, Bennabi sait se libérer, dans une appréciable mesure, des deux réformateurs égyptiens. Il sent combien tous deux restent assujettis au passé. Le rajeunissement externe (tajdîd) — «consécutif dans le monde musulman moderne à l’œuvre du cheikh Abdoh — fut essentiellement un renouvellement littéraire, qui n’empêcha pas le maintien de la pensée musulmane dans la soumission aux règles d’un traditionalisme étouffant». Il faut donc aller au-delà, ce qui au demeurant est encore se conformer aux enseignements essentiels du Coran. «Il ne s’agit d’ailleurs pas d’apprendre à un peuple des mots et des slogans, mais des méthodes et des techniques… Pour la société post-almohadienne (par ce mot l’auteur comprend la société nord-africaine à partir du XIVe siècle), il s’agirait moins de revendiquer des droits que d’utiliser techniquement le sol et le temps pour produire la synthèse sociale, qui engendre automatiquement le droit, en vertu de la dualité indissociable : devoir-droit […] L’individu post-almohadien […] cessera d’être une proie facile quand il aura rectifié ses manières de pensée et d’agir selon une logique pragmatique de l’action et une logique cartésienne de la pensée, quand il sera débarrassé des mythes qui inhibent son activité et limitent son efficacité.» Comme nous sommes loin des solutions simplistes d’al Manar! Le «social» prend toute son importante dans le système. L’esprit communautaire intervient à son tour… El-Banna lui apparaît comme l’homme investi de cette mission, car «lui seul a su faire du Coran la parole de vie».

Quatre ans plus tard, sans renier son opinion sur le cheikh El-Banna, M. Bennabi reconnaîtra que le mouvement a dévié et «semble — sous la direction de ses nouveaux leaders — être devenu plutôt un instrument politique dépouillé du caractère civilisateur qu’on aurait voulu tout d’abord voir en lui». M. Bennabi, malgré cette déception, conserve sa foi dans les virtualités du monde musulman. En lui, il voit le lien entre l’Europe ­matérialiste et ­l’Extrême-Orient encore tout baigné de mystique. Dans la régénérescence du monde au bord du gouffre, pour lui, «l’homme post-almohadien réalise mieux que l’homme civilisé les conditions psychologiques de l’homme nouveau, du citoyen du monde».

Il est difficile de donner une idée juste de ce livre, où à côté d’interprétations comme celles qu’on vient de lire se trouvent des analyses d’une étonnante pénétration. Livre de foi certes, mais aussi confession d’un drame qui angoisse l’âme musulmane, l’ouvrage de M. Bennabi vaut d’être médité…»

Vocation de l’Islam a été accueilli par des comptes-­rendus aussi élogieux que celui de Blachère. Il a été résumé comme étant «le programme de réforme de l’homme musulman moderne».

Balandier salue le retour de «la vigueur intellectuelle», absente «en terre d’islam depuis Ibn Khaldoun…»

Massignon signale la parution de Vocation de l’Islam comme un véritable événement, dans l’édition de 1954 de son Annuaire du Monde musulman.

Dans les Études, André Robert salue «la précision du chirurgien» avec laquelle Bennabi examine les problèmes du colonialisme et ceux de la colonisabilité.

La Croix lui a consacré deux recensions. La Tribune de Lausanne et Le Figaro littéraire ne sont pas moins élogieux.

Gibb lui a rendu hommage. Un jeune journaliste de la République du Centre, qui paraît à Dreux, a passé une demi-journée au Luat-Clairet avec Bennabi et son épouse et a consacré une demi-page à Vocation de l’Islam.

Seul un article signé «Urbain», sans doute écrit par Sahlidans Communauté algérienne, conteste la notion de colonisabilité. Sahli restait marqué par l’interdiction de son livre en 1949, alors que celui de Bennabi fut autorisé…

En 1957, Jacques Berque, dans un article remarqué sur les Problèmes de l’Islam maghrébin, paru dans Archives de Sociologie des Religions, souligne «l’analyse extrêmement pertinente» faite par Bennabi dans Vocation de l’Islam.

En 1960, dans son livre Vocation économique de l’Islam, l’économiste Jacques Austruy cite Bennabi presque à toutes les pages.

Quand on a à l’esprit tous ses commentaires unanimement élogieux, on ne peut s’empêcher de comparer avec les jugements à l’emporte-pièce émis depuis la politisation de l’islamologie. On pense notamment à un politiste sécuritaire intéressé par les seuls courants radicaux. Cet essayiste pressé et approximatif aurait-il raison contre Bennabi, ce qui suppose que ces grands spécialistes auraient tous eu tort? Il est vrai que cet essayiste médiatique a osé déclarer sur une chaîne de télévision que tous les arabisants français manqueraient d’impartialité, sauf lui! Doit-on continuer à lui donner raison malgré ses accès d’immodestie?

Si oui, on priverait les jeunes musulmans de France de la lecture d’un auteur dont l’œuvre est étudiée à nouveau dans des dizaines d’universités par des spécialistes autrement plus qualifiés que les politistes sécuritaires et médiatiques qui cherchent à le diaboliser, juste pour inventer aux radicalismes des penseurs contemporains de haut niveau. Il arrive aussi à ces idéologues du sécuritaire de pointer du doigt Muhammad Hamidullah qui, en raison de son rôle au sein du Centre culturel islamique créé à Paris en 1952, occupe une place très importante dans l’histoire intellectuelle de l’islam en France.

Dans son compte-rendu paru en 1955 dans la Revue française de Science politique, Roger Le Tourneau souligne le caractère «intemporel» des conclusions de Bennabi dans Vocation de l’Islam. Les décennies passées confirment que l’œuvre de ce précurseur a résisté à l’épreuve du temps. À présent, la colonisabilité n’est plus contestée, surtout après les échecs des élites postcoloniales dans les pays musulmans. Celles-ci cédèrent au «partisme» et au «carriérisme» que Bennabi avait désignés comme causes possibles des échecs des indépendances. Ses mises en garde furent ignorées par des «zaïmillons», estimant qu’il avait mis la barre trop haut.

Mais tous ceux qui veulent tirer la leçon de ces échecs, reconnus au plus tard après les «printemps arabes», s’avisent que la pratique de la politique doit se conformer à des exigences morales et intellectuelles qui furent négligées par les «intellectomanes» férus de «boulitique».

La lecture de Bennabi, en aidant à réintroduire ces exigences, permettrait de sortir du «chaos» étudié par Bennabi dans Vocation de l’Islam et qui s’est trouvé sérieusement aggravé par toute sorte d’égarements.

Bennabi avait pensé à rééditer en un seul volume Les Conditions de la renaissance et Vocation de l’Islam. Son souhait se trouve ici satisfait.

La lecture des deux livres permet de voir que l’œuvre de Bennabi s’apparente à un commentaire prolongé du verset qui a guidé les premiers pas de l’Islah : «Dieu ne change rien à l’état d’un peuple tant que celui-ci n’a pas changé son âme». L’auteur s’est attaché à mieux connaître l’âme humaine en faisant son miel de tous les apports utiles des sciences humaines, psychanalyse comprise.

Sadek Sellam

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