Le monde moderne se caractérise par une confrontation idéologique très prononcée. Nous en sommes tous partie prenante — que ce soit en tant que participants ou en tant que victimes. Quelle est la place de l’Islam dans cette gigantesque confrontation?
A-t-il un rôle à jouer dans le modelage du monde présent?
Ce livre tente en partie de répondre à cette question.
Il n’existe que trois visions intégrales du monde : la vision religieuse, la vision matérialiste, et la vision islamique.
Elles reflètent trois possibilités élémentaires (la conscience, la nature et l’Homme), chacune d’entre elles se manifestant sous la forme du christianisme, du matérialisme et de l’Islam. Tout l’éventail d’idéologies, de philosophies et d’enseignements, depuis les temps les plus anciens jusqu’à nos jours, peut être résumé et ramené à l’une de ces trois visions fondamentales du monde. La première prend comme point de départ l’existence de l’esprit; la seconde, l’existence de la matière; et la troisième, l’existence simultanée de l’esprit et de la matière. Si seule la matière existait, alors le matérialisme serait la seule philosophie conséquente. À l’inverse, si l’esprit existe, alors l’Homme existe aussi, et la vie de l’Homme serait insensée sans une forme de religion et de morale. L’Islam est le nom de l’unité de l’esprit et de la matière, dont la forme la plus élevée est l’Homme lui-même. La vie humaine n’est complète que si elle inclut à la fois tant les désirs physiques que spirituels de l’être humain. Tous les échecs de l’Homme se résument soit à la négation religieuse des besoins biologiques de l’Homme, soit à la négation matérialiste des désirs spirituels de l’Homme.
Nos aïeux avaient l’habitude de dire qu’il existait deux substances : l’esprit et la matière, des termes par lesquels ils entendaient deux éléments, deux ordres, deux mondes, avec des origines différentes et des natures différentes, qui n’émergent pas l’une de l’autre, et ne peuvent être réduites l’une à l’autre. Même les plus grands esprits du monde n’ont pu éviter cette différenciation; toutefois, leur approche était différente. L’on peut imaginer ces deux mondes comme séparés dans le temps, deux mondes successifs (« la vie présente et la suivante »), ou les regarder comme deux mondes simultanés, différents par leur nature et leur sens, ce qui est plus proche de la vérité.
Le dualisme est le sentiment humain le plus proche de nous, mais il ne s’agit pas nécessairement de la philosophie humaine la plus élevée — au contraire, même, puisque toutes les grandes philosophies ont été monistes. L’Homme fait l’expérience du monde de manière dualiste, mais le monisme se trouve dans l’essence de toute pensée humaine. La philosophie est en désaccord avec le dualisme. Cependant, ce fait ne signifie pas grand-chose, car la vie, étant supérieure à la pensée, ne peut être jugée à l’aune de cette dernière. En réalité, puisque nous sommes des êtres humains, nous vivons deux réalités. Nous pouvons nier ces deux mondes, mais nous ne pouvons y échapper. La vie ne dépend que très peu de la manière dont nous la comprenons.
Par conséquent, la question n’est pas de savoir si nous vivons deux vies, mais seulement de savoir si nous le faisons avec compréhension. C’est en cela que réside le sens ultime de l’Islam. La vie est duelle. Il est devenu techniquement impossible à l’Homme de vivre une seule vie depuis le moment où il a cessé d’être une plante ou un animal, depuis le temps du qâlû bala, lorsque les normes morales furent établies, lorsque l’Homme fut « jeté dans le monde».
Alija Izetbegović
L’Islam entre Orient et Occident p29,30 et 31