La conception islamique de l’homme en tant que « lieutenant de Dieu » sur la terre – Extrait d’arabité civilisationnelle

Cet extrait est issu d’une étude publiée dans la revue L’Islam aujourd’hui (Rabat, Isesco, numéro 13, 1995, publié en ligne sur : http://www.isesco.org.ma/francais/publications/Islamtoday/13/P4.php).

En arabe, le verbe «istakhlafa», qui a donné le nom d’action «istikhlâf», signifie désigner un successeur, un représentant ou un lieutenant.

Dieu, exalté soit Son nom, lorsqu’il a décidé de créer Adam, il fit savoir aux Anges qu’il ferait de lui son «khalifa», c’est-à-dire son «lieutenant» sur la terre, qu’il lui confierait, en guise de «dépôt», la science, la responsabilité et la liberté de choix, afin qu’il puisse remplir sa mission qui consiste à «peupler» la terre et mettre en valeur ses richesses. Le Très-Haut, en s’adressant aux Anges, dit : «Je vais établir un lieutenant sur la terre.» Ils dirent : «Vas-Tu y établir quelqu’un qui fera le mal et qui répandra le sang, tandis que nous célébrons Tes louanges en Te glorifiant et que nous proclamons Ta sainteté?» (Coran, II, 30).

Cette «lieutenance» reçue de Dieu témoigne du rang élevé de l’homme et de sa prééminence dans cet univers où il est appelé à remplir sa mission, conformément aux hautes directives divines. Car en le désignant comme Son Lieutenant sur la terre, Dieu a délimité pour l’homme le champ d’action, déterminé les responsabilités et fixé les lignes de conduite à suivre. De la sorte, cet «homme-lieutenant de Dieu» occupe une place médiane : il ne s’élève pas au rang de Celui qui l’a désigné comme Son «lieutenant»; mais il ne s’abaisse pas non plus au niveau des êtres qui n’ont reçu aucune charge de «représentant», de «mandataire» ou de «lieutenant».

C’est donc ce rôle de «lieutenant de Dieu» qui, du point de vue islamique, détermine la place de l’homme dans l’univers; cet homme, qui a reçu la charge de «peupler» la terre et de mettre en valeur ses richesses, est un être tout à fait libre et pleinement responsable — responsabilité et liberté étant un préalable à la réalisation de sa mission. Mais sa liberté est conditionnée par le respect des obligations découlant de son statut de lieutenant de Dieu; autrement dit, il doit se conformer, dans l’exercice de ses fonctions, aux normes et prescriptions édictées par la loi divine.

Cette conception islamique, qui fait de l’homme le lieutenant de Dieu dans ce monde et lui assigne, ce faisant, une place éminente dans l’univers, est diamétralement opposée aux philosophies matérialistes. Celles-ci se sont en effet fourvoyées, en considérant des héros comme des dieux (déifiant ainsi l’homme) et en humanisant Dieu (qui se serait unifié à l’homme ou incarné en lui). Ainsi, dans l’Antiquité, les Grecs prenaient leurs héros pour des divinités (c’est ce qu’on appelle la déification de l’homme). Plus tard, les Romains, après avoir embrassé le christianisme, ont substitué à l’unicité absolue de Dieu et à sa transcendance cette notion païenne de l’homme-dieu, lorsqu’ils ont proclamé l’union intime, en Jésus-Christ, de la nature divine avec la nature humaine. Or, la divinisation de l’homme, tout comme son pendant, l’humanisation de Dieu, sont toutes les deux aux antipodes de la conception islamique selon laquelle l’homme est lieutenant de Dieu sur la terre, mais non pas le maître de l’univers!

Cette déviation par rapport au «statut de lieutenant de Dieu» confié à l’homme par l’Islam fait que les civilisations matérialistes — depuis le paganisme grec de l’Antiquité jusqu’au laïcisme occidental des temps modernes — ont lâché la bride à l’homme dont les actes échappent ainsi à tout contrôle et à toutes les restrictions et normes édictées par la Loi divine. De fait, peut-on imaginer des règles de conduite, des normes et des «garde-fous» à l’action de l’homme en dehors du Pacte de l’«istikhlâf» (en vertu duquel l’homme est consacré lieutenant de Dieu)? Voilà pourquoi, dans la conception occidentale, la liberté de l’homme et, partant, la démocratie, font fi des interdits religieux qui délimitent le champ d’action de l’homme.

Prenant le contre-pied des théories matérialistes (qui divinisent l’homme), certaines doctrines religieuses forgées par l’homme (comme le Nirvana) et certaines tendances mystiques et gnostiques ont dénié à l’homme toute liberté et tout pouvoir. Elles ne voient en lui, en effet, qu’un être faible et périssable qui n’a d’autres voies de salut et de délivrance que de s’en remettre à la «fatalité», de se consumer dans l’Absolu ou de s’anéantir dans la «Vérité-dieu». Cette tendance extrémiste qui asservit l’homme, le marginalise et le prive de toute liberté s’inscrit également en faux contre la vision islamique du «juste milieu». Celle-ci considère l’homme, en fait, comme le lieutenant de Dieu qui a reçu la charge de «peupler» le monde, en mettant à profit les pouvoirs et les marges de liberté qui lui sont concédées dans le cadre de sa mission de «vicaire», de «représentant» ou de «mandataire» (de Dieu). Car, dans l’optique islamique, l’homme n’est pas le maître de l’univers; il n’est pas non plus un être méprisable et insignifiant, anéanti dans une réalité transcendante, dépourvu de liberté de choix et de tout pouvoir.

La conception islamique de l’«homme-lieutenant de Dieu» s’inscrit à mi-chemin entre ces tendances extrémistes : le matérialisme et le gnosticisme. Elle considère en effet l’homme à la fois comme la plus noble des créatures divines et comme un simple «serviteur» et «vicaire» de Dieu — exalté soit Son nom. Par conséquent, ses pouvoirs et ses libertés sont conditionnés par le respect des obligations liées à son statut de lieutenant de Dieu sur la terre, obligations fixées par la Loi divine.

L’imam Mohammad ‘Abdou (1849-1905) résume merveilleusement bien l’idée de la prééminence de l’homme dans l’univers, lorsqu’il dit : «Il est le serviteur de Dieu seul, mais maître de tout ce qui est en dehors de Lui.» Voilà bien une définition concise du rôle de l’homme dans le monde.

Le concept islamique de l’«istikhlâf» (l’homme désigné comme lieutenant de Dieu) implique des restrictions à la liberté de l’homme à disposer des biens et richesses de la terre : celui-ci agit uniquement en tant que «dépositaire» et «intendant» en vertu du pacte de l’«istikhlâf». Le Maître réel (à qui appartient la propriété effective des objets et des êtres) de toutes les richesses et de tous les biens, c’est Celui même qui en est le Créateur et le Dispensateur; c’est Dieu, exalté soit-il, qui a mis les dons de la nature, ses trésors et ses forces mêmes au service de l’homme qui doit s’en servir — mais non pas les asservir — en vue de remplir sa mission ici-bas, à savoir «peupler» la terre en la rendant plus belle et plus prospère.

L’homme n’a donc qu’un droit de jouissance sur ces biens dont il n’est pas le vrai propriétaire. Ce droit de jouissance a une fonction purement sociale : l’homme est libre de disposer de ses biens, de les mettre en valeur, de les développer et de s’en servir, à condition de respecter les obligations découlant de son statut de «mustakhlaf», c’est-à-dire «intendant» et «dépositaire» de ces biens, lesquels appartiennent en réalité à Dieu. Mais le fait que l’homme, en vertu du principe de l’«istikhlâf», n’est que le «dépositaire» des biens et des richesses dont il jouit, ne signifie pas — dans la conception islamique du juste milieu — qu’il est privé de tout droit de propriété; cela n’implique pas non plus qu’il puisse disposer de ses biens à sa guise et sans réserve aucune. Au contraire, il peut jouir des biens en question uniquement en tant que «khalifat», c’est-à-dire, «intendant» et «dépositaire» dont la liberté de gestion est soumise à la volonté et aux directives du Propriétaire réel, à savoir Dieu.

Le concept de l’«istikhlâf», au sens de «lieutenance» sur les biens de la terre confiée à l’homme, est mis en évidence dans le verset coranique suivant où il est ­question d’un «droit» à prélever sur les biens des riches au profit des pauvres : «… et sur les biens desquels, il y a un droit bien déterminé pour le mendiant et le déshérité» (LXX, 24-25). Voici un autre verset qui illustre le rôle de l’homme en tant que «lieutenant» ou «préposé» à la gestion des biens à lui confiés : «Croyez en Dieu et en son Prophète et dépensez de ce en quoi il vous a donné la lieutenance. Ceux d’entre vous qui croient et dépensent (pour la cause de Dieu) auront une grande récompense» (LVII, 7).

Autre fait significatif : le terme «mâl» (bien) dans le Coran est utilisé au pluriel dans 47 versets, alors qu’il n’est cité au singulier que dans 7 versets. Cela veut dire que l’homme, préposé à l’«intendance» des biens de la terre (mustakhlaf) ne doit pas user à titre exclusif de ces derniers et s’enrichir au détriment de ses semblables. L’homme, avons-nous déjà dit, n’est pas privé du droit de propriété et de jouissance des biens à lui confiés, à condition de ne pas outrepasser les restrictions imposées par son statut de «mustakhlaf». Dans cette perspective, le bien d’un individu est en même temps le bien de la collectivité; ou, pour reprendre une expression de Mohammad ‘Abdou : «Le bien de chacun d’entre vous est le bien de votre communauté à tous, en vertu du principe de la solidarité sociale.» Zamakhcharî (1075-1144), dans son Kachchaf (commentaire du Coran) commente ainsi le verset précité : «Dépensez de ce en quoi il vous a donné la lieutenance…» : Dieu, par ces versets, veut dire aux hommes ceci : les biens qui sont entre vos mains appartiennent en réalité à Dieu, qui les a créés et constitués. Et Il les a mis à votre disposition pour que vous en jouissiez; Il vous a permis d’en disposer non pas en tant que propriétaire réel, mais en tant que «dépositaire» ou «mandataire» (du maître réel)». Tel est donc le sens de «lieutenance» donnée sur les biens et les richesses. Mais, de ce sens, se sont écartées les philosophies matérialistes et les civilisations qui s’en réclament. Ainsi ont-elles élevé l’homme au rang du maître de l’univers, et lui ont fait croire qu’il peut jouir et disposer de ses biens comme bon lui semble (en tant qu’individu dans le capitalisme; classe politique — ou son parti — dans le totalitarisme communiste). L’autre extrême consiste dans les déviations gnostiques qui emprisonnent l’homme dans le fatalisme et le poussent à se détacher complètement des biens terrestres. Et, entre ces deux extrêmes, se situe la conception islamique du «juste milieu», telle qu’elle se manifeste dans la doctrine de l’«istikhlâf».

Cette philosophie de «lieutenance» détermine également, en Islam, le rapport entre «religion» et «pouvoir temporel» (l’État). L’homme, en tant que lieutenant de Dieu, voit sa liberté conditionnée par le respect des obligations liées à son statut. De la même façon, l’État et ses institutions, qui sont l’œuvre de l’homme, sont soumis, dans la conception islamique, aux Commandements divins, à la Charia. Ainsi, le procédé «humain» de la consultation (chourâ) donne naissance à un État régi par la loi divine. Le pouvoir subordonné (à la loi divine) de la nation cohabite ainsi et s’allie avec la Souveraineté divine (source de législation). Dans un tel État, les docteurs de la loi s’attachent à déterminer les cas d’application de la loi divine, et à déduire, par un effort d’interprétation (ijtihâd), les règles légales à partir des sources de la législation. De la sorte, le modèle de l’État islamique se distingue du régime théocratique — où le gouvernement est censé être de droit divin — qui assimile l’État à une «religion pure», en le sacralisant et en le tenant pour immuable (comme une vérité d’essence divine). Le modèle islamique de gouvernement se démarque aussi de l’État laïc qui, prenant le contre-pied du modèle théocratique, sépare la religion et le pouvoir temporel et ne reconnaît à la loi divine aucun rôle dans l’organisation des affaires de ce monde.

Ce modèle islamique de gouvernement, fondé sur la doctrine de l’«istikhlâf», est un régime «califale» (khilâfat) où l’État est présidé par un «calife» qui n’est pas représentant de Dieu — à l’instar du pape — mais un chef délégué par la Oumma qui, elle, est représentante de Dieu. C’est celle-ci qui élit le calife, lui prête serment d’allégeance, lui délègue ses pouvoirs, le contrôle et lui demande des comptes. Ainsi, le calife n’a rien d’un chef théocratique que l’on tient pour infaillible parce qu’il représenterait le Ciel.

Cette doctrine de l’«istikhlâf», qui sous-tend le califat islamique et le distingue de tous les régimes étatiques connus dans d’autres religions et d’autres civilisations, est illustrée par un hadith, rapporté par Abou Hourayrat selon lequel le Prophète a dit : «Les Enfants d’Israël étaient gouvernées par des Prophètes qui se succèdent les uns aux autres. Mais, à moi, aucun Prophète ne succédera; il y aura par contre des califes (lieutenants)» (hadith cité par Al-Boukhâri, Ibn Majah et Al-Imâm Ahmad). C’est donc la conception exprimée dans cette tradition qui inspire le «califat» islamique.

Ignorant la doctrine de l’«istkhlâf», les philosophies matérialistes, parmi lesquelles la civilisation occidentale, ont réduit les sources de la connaissance humaine, et ne reconnaissent comme voies d’accès à celle-ci que la raison et l’expérience étayée par des réalités tangibles. Ce faisant, elles privent l’homme des autres moyens d’acquisition du savoir qui lui permettent d’aller bien au-delà de ses propres facultés sensorielles et du monde sensible en général. C’est que ces civilisations élèvent l’homme au rang du maître de l’univers, au lieu de le considérer comme le lieutenant d’un Dieu Très-Haut et Parfait qui transcende tous les êtres créés par Lui.

La conception islamique des voies de la Connaissance, fondée sur le principe de «l’homme-lieutenant de Dieu» (istikhlâf), ne sous-estime pas le rôle de la «raison» et des «sens» dans le processus cognitif, tant s’en faut. Mais à ces moyens, elle ajoute, pour les éclairer et les contrôler, la «révélation», telle qu’elle s’incarne dans le «message coranique», et dans les saintes traditions du Prophète qui en sont «l’explicitation». Cette révélation constitue pour l’homme une orientation (sur la bonne voie) émanant de Celui dont la science embrasse toute chose; elle lui apporte des connaissances relevant du Mystère insondable (ghayb) et le dote d’un canon et de règles de conduite que la raison, à elle seule, ne pourrait concevoir, parce qu’ils relèvent d’un ordre supérieur qui ne tombe pas sous les sens et qui — sans le relais de la révélation — resterait inaccessible à l’entendement humain. Car, comme toutes les facultés humaines, la raison et les sens ont leurs limites.

La conception cognitive islamique fait également une part importante à la conscience et à l’intuition (wijdân) comme moyens de connaissance et d’orientation (sur le droit chemin). Il s’agit là, en effet, d’une voie qui permet de recueillir, comme une lueur dans le cœur, une connaissance intime que ni la raison ni les sens ne peuvent percevoir; cette connaissance, qui procède d’un ordre spirituel sublime, est le fruit d’une «inspiration» et d’une illumination qui irradie dans le cœur.

Une théorie originale de la connaissance s’est ainsi élaborée, faisant fond sur la doctrine islamique de l’«istikhlâf» qui assigne à l’homme le rôle de lieutenant de Dieu sur la terre. Investi d’une charge si noble, l’homme voit s’élargir devant lui le champ des connaissances : non seulement celles accessibles aux sens et à la raison, mais également d’autres qu’il peut atteindre grâce aux dons et facultés extraordinaires dont Dieu — son Créateur — l’a doté, afin qu’il puisse, conformément à la Volonté divine, «peupler» le monde et en mettre en valeur les richesses.

Ainsi, la doctrine de l’«istikhlâf» (l’homme-lieutenant de Dieu), qui assigne à l’homme une place éminente dans la hiérarchie des êtres, se reflète dans tous les domaines de la vie : le mode de gouvernement, la gestion des biens et richesses, les moyens d’acquisition de la connaissance…

L’homme-lieutenant de Dieu, pour être digne de cette noble charge, doit remplir les obligations découlant de son statut privilégié, autrement dit, se conformer à la loi divine en lui subordonnant son pouvoir de décision et sa liberté d’action; il lui faut donc adopter la philosophie de l’«istikhlâf» dans les domaines de la vie; car c’est grâce à cette philosophie que la pensée islamique se distingue de tous les autres systèmes de pensées, et que la civilisation islamique — celle marquée par le sceau de l’Islam — la remporte sur les civilisations matérialistes qui ont dévié de la voie de Dieu, et violé la nature originellement bonne (fitrat) de l’homme.

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