Jean Jaurès : Lettre a un député musulman

Si je ne consultais pas l’actualité, je ne vous écrirais pas, Sept jours sont passés sur votre burnous, vos ablutions, votre philanthropie et pour vos frivoles Chrétiens, sept jours sont un grand espace de temps et d’oubli. Cependant au risque d’être accusé de solidariser le socialisme au Coran, laissez moi vous dire Monsieur, avec cette sincérité que vous semblez aimer, que votre élection est un des évènements les plus considérables de ces dernières années. Ce n’est pas, vous m’entendez bien, parce que vous demandez la transformation du Sénat et l’impôt progressif : ce sont là des banalités électorales qui vous sont communes avec beaucoup de ceux que la grâce coranique n’a point touchés. Ce qui est important dans votre élection et peut-être décisif, c’est que par vous, pour la première fois, pénètre au Parlement un Député des Arabes (Musulmans).

Peu importe que vous ne soyez pas de leur race : la religion pour eux est un lien plus fort que la race, puisqu’elle est le lien de la race même; et vous êtes vraiment de leur race étant de leur religion. Ils doivent même être particulièrement fiers qu’un homme né Chrétien et Français et qui a eu les diplômes de la science européenne, se soit incliné devant la grandeur de leur Prophète et ait reconnu dans leur Livre la trace la plus récente de la Divine Vérité dont les traces évangéliques et bibliques s’effacent au loin, sur les chemins. Et il leur semblera, sans doute, que dans une assemblée européenne vous les représenterez mieux que ne le ferait un fils de leurs tribus.

Dès maintenant, à n’en pas douter, ils vous considèrent comme leur envoyé, comme leur interprète. Quelle responsabilité pour vous, et aussi pour la Chambre même, et comme ceux-là sont mal inspirés, comme ils comprennent mal l’intérêt de la France en Algérie, qui conseillent aux Députés je ne sais quelle attitude de dédain et de moquerie envers vous ! Il y’a même quelques semaines, mon ami Viviani, dans la discussion sur l’interpellation algérienne, demandait éloquemment à la Chambre d’appeler devant elle, tous les ans, pour l’examen du budget de l’Algérie des Délégués arabes. La Chambre accueillait cette proposition avec un Scepticisme superbe : mais Allah, que dans notre jargon abstrait nous appelons la force des choses, se joue comme il Lui plaît des Parlementaires, et quelques semaines après un sectateur du Coran était envoyé à la Chambre pour y représenter en apparence les électeurs de Pontarlier, mais en réalité selon un dessin plus profond, tous les Arabes (Musulmans) qui souffrent et attendent, des quais d’Alger au seuil du désert. Et comme éclate ici la force de l’esprit! Suspect au colon, spolié par le juif, systématiquement exproprié par le Code et la procédure, privé à dessein de ses écoles supérieures et dépouillé de sa civilisation comme de son domaine, ignoré d’ailleurs, et dédaigné de la France continentale, l’Arabe d’Algérie s’affaissait dans une ignorance triste, dans une misère découragée ou haineuse. Mais à la même heure, la force de pensée, la beauté de la poésie, la puissance de piété et de rythme du Coran séduisait un Français de France : et il se préparait à entrer au Parlement pour y défendre le peuple arabe (musulman) avec une autorité toute nouvelle, celle que lui donne une entière communauté de fol et d’âme avec les vaincus.

Vous pourrez beaucoup pour eux, Monsieur ; que ferez-vous ! Le plus urgent semble-t-il est de les défendre contre nos préjugés. J’ai passé quelques jours à peine en Algérie, il y a un an, et sur le pont même du navire qui nous portait à Alger, j’entendais dire que les Arabes étaient incurablement paresseux. Nous arrivons à Alger par un splendide soleil de Mai; et sur le quai joyeux, se pressent les pesantes charrettes où devaient s’entasser les marchandises débarquées; c’était des Européens qui, confortablement assis sur de hauts sièges, dirigeaient les ,attelages : mais qui donc déchargeait les marchandises ?

Des ouvriers arabes.

Le soir nous visitons la Casbah : tout le mystère de l’Orient semblait dormir derrière les portes closes, et celles-ci, de loin en loin, s’ouvraient à peine, juste pour laisser passer une ombre furtive comme la nuit, les portes de l’esprit s’ouvrent et se ferment en silence pour l’entrée et la sortie des rêves. Ah ! Que de songe et d’ardeur muette en ce repos ! Mais voici que le long des sombres ruelles en pente, se précipitent des Arabes : un navire est annoncé et ils courent au déchargement.
Nous nous promenons dans la banlieue d’Alger, nous allons à Blida et partout dans les vignes, ce sont des burnous penchés qui travaillent la terre, nous poussons aux gorges de la Chiffa, la route est brûlante; nous apercevons au loin une équipe de cantonniers : l’Européen sous une vaste ombrelle commande et ce sont des Arabes qui cassent la pierre sur la route en feu.

Oh ! La paresse orientale ! On dit qu’une industrie de liqueurs gazeuses vient de se fonder à Alger avec les appareils les plus savants, les machines les plus parfaites, Nous sommes admis a la visiter : ce sont des Arabes, transformés en mécaniciens, qui manœuvrent les appareils, ce sont des Arabes qui tiennent les comptes. Quelle incapacité chez cette race, de s’adapter aux progrès de l’Occident ! La vérité, c’est qu’on a calomnié à plaisir le arabe pour le dépouiller tout à l’aise et l’exploiter sans vergogne, Vous le dirai-je, Monsieur ?

Oui, je le puis, je puis vous donner mon rêve, puisque par vous il se réalise.

Pendant la guerre algérienne, je songeais à ces choses, Je me demandais avec tristesse et colère si cette misère arabe nous resterait à jamais impénétrable et fermée, et je regrettais cruellement de ne pas connaitre la langue de ces hommes, de ne pouvoir recueillir en de familières confidences le secret de leur âme, de ne pouvoir traduire dans la forme poétique et le symbole religieux qui est la langue de leur esprit les hautes espérances d’unité, d’humanité et de justice qui animent à cette heure le socialisme de l’Occident.

Je voyais avec une émotion peut-être enfantine, dans une des mosquées d’Alger, une vieille pendule, une pendule à caisse venue de Marseille, il y a plus d’un siècle, et qui avait mérité depuis, par sa merveilleuse exactitude, de marquer les heures et les minutes du culte musulman, si étroitement lié à la marche des jours, et je me demandais si cette pendule restée obstinément fidèle à l’heure de la France, et dont le battement semblait dans la mosquée silencieuse, comme un battement régulier et doux du cœur même de votre pays, ne marquerait pas enfin, pour le monde arabe (musulman) opprimé et somnolent, une heure de justice et de réveil, une heure vraiment française, Puissiez-vous, Monsieur, la hâter un peu !
On dit (ce sont les reporters) que vous voulez demander pour les Arabes la naturalisation immédiate.
Vous ne songez pas évidemment à leur imposer davantage encore notre Code Civil, dont une première application les a ruinés.
Voulez-vous dire qu’il faut leur conférer immédiatement les droits politiques, l’électorat et l’éligibilité ? Oui, il le faut, mais à condition de prendre, au préalable, des mesures décisives qui ramènent à la France, le cœur des Arabes (des Musulmans).

Il faut leur rendre, par des décisions vigoureuses, la propriété dont ils ont été dépouillés par notre Code Civil, et il faut prendre des garanties pour que les grands chefs ne reconstituent pas une féodalité oppressive: alors mais alors seulement, nous pourrons sans péril pour la France et pour les Arabes eux-mêmes, donner au peuple arabe le droit politique et lui rendre l’entier développement de la science et de la pensée que notre barbarie égoïste a brisé.

Et nous voilà, Monsieur, invinciblement ramenés, par ce chemin comme par tous les autres, à la question de la propriété.  Mais n’est-elle pas une partie du Coran?

Monsieur Jean Jaurès
Le Matin
29 décembre 1896

 

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