Le cortège était immense et le rassemblement impressionnant. La miséricorde était descendue sur les cœurs des croyants, si bien que l’on ne voyait que des visages graves, exprimant la crainte révérencielle, l’humiliation, le respect
et la considération. (…) Il était là, en haut de la colline, entourée des palmiers dont les verts ramages se mélangeaient au bleu du ciel, traversée par l’oued dont les eaux s’écoulaient limpides et douces : c’était comme si elles pleuraient le généreux disparu qu’elles avaient séduit, gagnant son
amour et son respect, car il ne voyait en elles que beauté, repos et paix. Ici, sur ces hauteurs, reposait Dinet en son sommeil éternel.
Sur cette colline, nous avons stationné et déclaré : « Que Dieu te soit miséricordieux, ô Dinet ! » Sur le défunt, nous avons repris nos prières. Car par sa mort, il nous avait
montré un Signe divin que nous n’aurions pas vu sans lui. Nous avons en effet vu dans la foule immense, dans les milliers de musulmans tournés dans la direction de La Mecque (qibla) et élevant leurs prières à la gloire de Dieu
(…).
Les orateurs avaient parlé : le cheikh de l’institut d’al-Hâmil, Ahmad Tawfiq al-Madanî, al-Amîn al-‘Ammûdì et al-
Tayyib al-‘Uqbi. D’une voix douce et triste, le poète Mufdi Zakariya déclama ensuite des vers de circonstance. A leur tour, l’administrateur et le préfet prononcèrent des oraisons. Tout ce qui avait été dit ce jour-là reflétait exactement le noble défunt qui semblait être là, devant nous, avec
sa foi, sa pureté, son art, ses bonnes actions, son combat par la plume au service l’islam.
Quand nous vîmes cette manifestation, écoutâmes les orateurs et observâmes autour du cercueil les délégations al-
gériennes arabo-musulmanes, nous dîmes : « Ceci est un autre miracle de Dieu ! » C’était l’Algérie qui s’assemblait ce jour-là. Elle s’était réunie autour d’une idée et non autour d’un corps. Elle s’était réunie pour affirmer dans une langue claire, compréhensible à quiconque, qu’elle de-
meurait après tout et malgré tout. L’Algérie restera arabe et musulmane; elle ne perdra pas sa sensibilité, ne se séparera pas de sa conscience de soi, n’oubliera pas sa religion, n’abandonnera pas sa langue arabe et ne se divisera pas. Car elle demeure, malgré les vicissitudes, une communauté (umma) vivante et éternelle.
Nâsir al-Din Dinet, notre grand disparu, a inscrit pour toujours son nom sur le livre de l’histoire islamique par trois actes mémorables. Le premier est d’avoir écrit une vie du Prophète (…). Le deuxième est son livre L’Orient vu par l’Occident (…). Le troisième est le récit récemment sorti
de l’imprimerie intitulé : Le pèlerinage à la Maison sacrée d’Allah (…).
Je ne peux clore mon propos sans citer les derniers mots de l’oraison que j’ai prononcée sur sa pure et noble dépouille : « Dinet n’était pas un simple musulman ; il était un musulman au-dessus de beaucoup d’autres musulmans.
Il ne trichait ni avec Dieu ni avec les hommes. Il était musulman car il respectait les autres. D’autant qu’il avait em-
brassé l’islam après étude, enquête et recherche des preuves probantes. Son islam, il ne l’avait pas hérité de ses pères. C’est pourquoi, s’il était musulman, il ne se contentait pas de l’être communément. Il était au contraire un musulman actif, par sa plume et sa langue, dans la défense de Dieu et de l’islam. Il n’était pas en outre de ces musulmans qui pervertissent leur foi par des innovations blâmables (bida), ces fables et sornettes que l’on a associées à l’islam par ignorance. Il était enfin un musulman
qui s’était élevé au-dessus des divergences entre écoles doctrinales (madhahib) et confréries religieuses (turuq) par lesquelles on a cherché à défaire le lien solide de l’islam. Al-Hajj Nâsiral-Din était un musulman authentique et complet. » Dieu m’est témoin de ce que je dis : bien que de l’homme, nous avons perdu la vie, il reste en nous vivant par des traces éternelles.
Ech-Chihâb 20 janvier 1930