Ibn Badis est né en 1889 dans une Algérie colonisée, acculturée et meurtrie. Issu d’une famille bourgeoise, il a accès à une éducation religieuse de qualité et peut voyager et étudier à la Zaytûna, en Tunisie, puis en Orient.
Alors qu’il se trouve à Médine, il fait la rencontre d’un autre algérien, Bachir El Ibrahimi. Ensemble, ils passent de longues nuits blanches à parler de la triste situation de leur pays.
Ne supportant plus l’humiliation de la colonisation, Ibn Badis songe à rester à Médine, mais sa rencontre avec le cheikh Husayn Ahmad al-Hindî va bouleverser ses projets. Celui-ci lui rappelle son devoir vis-à-vis de son peuple. Ibn Badis donnera plus tard le même conseil à Bachir El Ibrahimi quand celui-ci sera à son tour tenté de quitter l’Algérie. Il ira jusqu’à comparer son départ au fait de déserter le champ de bataille.
La création de l’Association des oulémas
De retour en Algérie, après quelques années, les deux hommes décident de fonder l’Association des oulémas. Pour ce faire, ils réunissent les savants de toutes les régions et de toutes les tendances confondues, ibadites et soufis compris, mais aussi les commerçants et toutes les bonnes volontés capables de participer à la révolution intellectuelle qu’ils souhaitent initier.
Les champs d’action de l’Association
Pour mener cette lutte contre la dépersonnalisation et pour redonner à l’islam sa place, ils investissent tous les champs d’action :
- l’enseignement de tous (enfants, adultes hommes et femmes) ;
- l’élargissement des matières enseignées (histoire, etc.) ;
- l’ouverture d’écoles ;
- le journalisme ;
- la mise en place de cercle littéraire ;
- la création de clubs de football ;
- de clubs de théâtre ;
- le développement du scoutisme ; etc.
L’Association cherche à concurrencer toutes les activités investies par le colon et aucun effort n’est négligé pour contrer la propagande coloniale.
L’enseignement de la dignité
Plus de deux cents écoles avec un programme complet voient le jour. On y enseigne l’écriture afin de lutter contre l’analphabétisme et rendre les jeunes indépendants. L’histoire aussi est enseignée pour redonner la fierté des ancêtres et relier les Algériens à la civilisation arabo-musulmane.
Alors que l’école française enseigne que les ancêtres des Algériens sont les Gaulois, Ibn Badis leur fait apprendre cette comptine désormais célèbre : « Sha‘bu al-Jazâ’iri muslimun wa ilâ al-‘urûbati yantasib, man qâla hâda ‘an aslihi aw qâla mâta faqad kadhab » (« Le peuple algérien est musulman ; à l’arabité, il s’affilie. Celui qui a dit que ce peuple s’est écarté de ses origines, ou qui a dit que ce peuple est mort, celui-là est un menteur »). Les enfants fredonnaient ce chant qui préserva leur identité pour toujours.
Le docteur Ahmed Taleb-Ibrahimi, fils de Bachir El Ibrahimi, dit au sujet de ces écoles qu’elles immunisaient contre l’aliénation et l’acculturation, quand l’école française visait à former des indigènes acceptant le fait colonial.
Les Français disaient : « Une école est plus efficace que deux légions pour assurer notre sécurité. » Ibn Badis l’avait bien compris et retourna cela contre eux.
Le recours à la culture
Interdits d’enseigner dans les mosquées et subissant la censure, les oulémas se tournent vers la culture, le théâtre, la poésie, les romans, mais aussi le football et le scoutisme.
À travers le théâtre, l’Association, sous couvert d’histoires semblant banales pour l’administration coloniale, délivre un message profond contre la colonisation et l’assimilation, puis pour montrer la voie de la libération.
S’ils commencent par des pièces de théâtre comme celle sur le compagnon Bilal pour enseigner la fermeté du croyant dans la préservation de sa foi et de ses principes, invitant l’Algérien à rester comme Bilal attaché à sa foi malgré l’adversité coloniale, ils les font évoluer vers d’autres figures emblématiques afin d’accompagner les Algériens dans leur évolution et leur prise de conscience. En mettant en scène Târiq ibn Ziyâd, ou encore ‘Abd al-Rahmân al-Dâkhil, les oulémas veulent implicitement guider le peuple algérien vers la voie de la libération.
Si les oulémas utilisent essentiellement la poésie ou la presse, certains se tournent vers l’écriture de romans, Ahmed Reda Houhou sera le premier d’entre eux. Cette stratégie de s’appuyer sur la culture pour délivrer un message réformateur influencera d’autres auteurs non directement liés aux oulémas comme Mohamed Ould Cheikh, qui, dans son roman Myriam dans les palmes, met en scène une Algérienne qui a été au bout de l’assimilation en se mariant avec un Français, mais qui, voyant ses enfants grandir, prend conscience de l’importance de leur transmettre les valeurs de ses ancêtres.
Les clubs de football ambitionnent aussi de donner aux jeunes un cadre où ils peuvent se réunir autour de slogans et de chants patriotiques qui enseignent la fierté de son identité.
Tout est mis en place pour concurrencer la propagande coloniale de dépersonnalisation, transmettre les valeurs réformistes et pousser la jeunesse vers ce qui est susceptible de l’élever spirituellement et intellectuellement.
S’adressant à un groupe de jeunes musulmans souhaitant se rendre au cinéma, Ibn Badis leur dit : « N’allez pas au cinéma, il vous abêtira. Allez plutôt visiter la nature et laissez-vous entraîner dans ses bras et voyez en elle l’espoir du contemplatif clairvoyant et du consciencieux averti… »
L’enseignement des femmes
Personne n’est mis à l’écart. L’objectif d’Ibn Badis et de l’Association est de toucher tout le monde. Les femmes, qui, habituellement, étaient exclues de l’enseignement, reçoivent dès lors une éducation dès le plus jeune âge en ayant accès à l’école.
Les femmes âgées ne sont pas négligées non plus. Au contraire, nombre d’entre elles racontent qu’Ibn Badis leur délivrait des leçons. Les femmes de villages kabyles rapportent même que Bachir El Ibrahimi venait à leur rencontre et leur enseignait l’exégèse coranique dans leur langue. Sa maîtrise de la langue arabe et sa réputation lui permettaient de discuter avec les plus grands, mais il n’éprouvait aucune gêne à se rendre dans les villages enseigner des choses simples à de vieilles femmes.
Les femmes étaient une grande préoccupation pour les membres de l’Association, car elles sont les éducatrices des générations de demain.
Le journalisme comme méthode de diffusion
Animé de l’ambition de transmettre son message au plus grand nombre, Ibn Badis se lance dans le journalisme et sa femme décide de vendre ses bijoux afin qu’il puisse acheter le matériel nécessaire à son indépendance.
Il fonde plusieurs journaux. Et à chaque fois que l’administration le censure, il en ouvre un autre, sans jamais se décourager. Malgré les censures et les menaces, il continue son combat et avertit même les autorités qu’elles seront impuissantes contre lui, car sa mort serait un martyr qui le sanctifierait auprès des siens et vivant, même en étant censuré, il continuerait à enseigner au marché, au café, dans les mariages, pendant les enterrements, etc.
Tous les moyens sont utilisés pour réformer la société musulmane et pour que personne ne soit laissé pour compte. L’Association lance une revue en langue française afin que les francophones bénéficient aussi de l’enseignement islahiste. Ahmed Taleb-Ibrahimi, le fils de Bachir El Ibrahimi, Ali Merad, Amar Ouzegane, ancien président du Parti communiste algérien et Malek Bennabi, entre autres, se chargent d’y écrire des articles.
Le Coran au centre de l’action éducative
Ibn Badis est le moteur de l’Association. Il donne chaque jour quinze cours : de l’alphabétisation à l’histoire, de l’enseignement du Muwattâ’ à la lecture d’al-Bukhârî. Il mettra vingt-cinq ans à enseigner complètement le Coran entre le Maghrib et le ‘Ishâ à la mosquée al-Akhdar de Constantine.
Son action éducative est bâtie sur le Coran. Il le commente d’une façon nouvelle, en ne se contentant pas de répéter ce que les exégèses traditionnelles relatent. Il veut rendre le Coran vivant, faire de lui un guide pratique pour les gens, qu’il réponde aux défis de l’époque.
À titre d’exemple, en expliquant le verset qui relate l’histoire des fourmis et de l’armée de Sulaymân : « Ô vous les fourmis ! Entrez dans vos demeures de peur que Sulaymân et son armée ne vous écrasent par inadvertance », il explique : « Ah ! si les concitoyens arrivaient à la même prise de conscience que ces fourmis pour acquérir la même leçon de solidarité. »
Un engagement de tous les instants
Son enseignement se distingue de celui des savants soumis à l’administration dont le savoir n’a aucun fruit. Le sien est action et engagement, il le pousse à être au service de la justice. Un jour, après qu’un ivrogne juif a souillé une mosquée et que les musulmans ont voulu se venger sur la communauté juive, il intervient et prend leur défense en rappelant qu’une communauté ne doit pas payer pour l’erreur d’un individu. Un autre jour, il se rend à Paris pour négocier plus de droits auprès du gouvernement Blum-Viollette. Quand on lui ramène à manger de la viande, il la refuse en disant qu’il ne serait pas éthique d’en manger alors que ses étudiants se nourrissent de pain et d’huile. Il ne dort que quatre heures par nuit et quand le week-end arrive, il prend le train et se rend dans toute l’Algérie afin d’aller à la rencontre de son peuple pour leur porter son message.
Les trois principes de l’Association
Son message repose sur trois principes, qui sont condensés dans la formule : « L’islam est ma religion ; l’arabe, ma langue ; l’Algérie, ma patrie. » L’insistance sur ces trois points s’explique tout simplement par le fait que ce sont les trois angles d’attaque du colonialisme.
Toutefois, attentifs à toutes les sensibilités, les Oulémas parlaient de la culture arabe des Algériens sans nier leur berbérité, afin de ne pas donner au colonisateur l’occasion de développer plus encore le berbérisme, doctrine coloniale ayant pour but de diviser les Arabes et les Berbères pour mieux régner.
Les ennemis de l’Association
Certes, le colonisateur figure parmi les ennemis de l’Association. Cependant, elle ne l’attaque pas frontalement. Elle s’adapte plutôt à l’ordre établi et adopte une démarche graduelle en toute chose.
Le principal ennemi, celui qu’elle combat frontalement, c’est le maraboutisme, cette version dévoyée du soufisme entretenu par le colonisateur qui maintient les gens dans l’ignorance et le retrait de tout activisme, un véritable paralysant intellectuel et politique.
Pour autant, la porte de l’Association reste toujours ouverte aux différentes sensibilités. Ainsi, quand la tarîqa ‘Alâwiyya invite Ibn Badis à célébrer le Mawlid, il s’y rend et prononce un discours sur l’amitié, la fraternité, la nécessité pour les savants de débattre de leurs divergences, mais aussi l’interdiction formelle de se diviser à cause de ces divergences.
Authenticité et efficacité
Toute son action est tournée vers l’authenticité et l’efficacité. Pour ce faire, le savoir est diffusé de façon pédagogique afin qu’il puisse se transformer en conscience et se matérialiser en action. Bachir El Ibrahimi explique : « La méthode sur laquelle nous nous étions mis d’accord moi et Ibn Badis, durant notre rencontre à Médine (en 1913), dans l’éducation de la jeunesse, est : ne pas nous étendre sur les sciences, mais sur l’éducation, afin de lui inculquer la pensée correcte, même avec peu de science. »
Pour ce combat, il donne tout son temps et toute son énergie au point de mourir d’épuisement à 51 ans, en 1940.
Sa science et son engagement auront suffi à soumettre les canons et ses écoles, à former les hommes de la révolution. Il est commun de dire : « Au petit matin de novembre 54, il n’y eut pas seulement le fusil, il y eut d’abord le verbe ! »
Ibn Badis et son association ont permis de redonner à l’islam sa dimension sociale et civilisationnelle, de permettre aux musulmans de reprendre leur place dans l’histoire et d’insuffler aux nouvelles générations la force de vivre et de mourir pour une cause.
Dr Ahmed Taleb-Ibrahimi nous disait que leurs aînés les prenaient en raillerie quand ils rêvaient d’indépendance et pourtant, c’est bien eux qui l’ont arraché.
Conclusion
Le docteur Ahmed Taleb-Ibrahimi, qui a maintenant 92 ans, lors de notre première rencontre, me dit : « Nous sommes réunis alors que nous ne sommes pas du même pays ni de la même famille. Ce qui nous unit, c’est que nous sommes des militants. » Il a gardé vive cette flamme en lui qu’a allumée Ibn Badis. À nous de l’entretenir et de la faire briller encore.
Lors de notre dernière entrevue, il me dit : « Les gens de Gaza doivent se rappeler de l’histoire algérienne. Il leur faudra beaucoup de patience, mais ils retrouveront leur liberté. »
Thomas Sibille
Bibliographie :
Mohamed Messaouri, Ibn Badis, quand la plume soumet les canons, Al Bayyinah, 2020.
Ibn Badis, éveilleur des consciences, CPS, 2019.
Ali Merad, Ibn Badis, commentateur du Coran, Geuthner, 1971.
Entretien du 21/05/2023 et du 26/10/2023 avec le docteur Ahmed Taleb-Ibrahimi.