Nous avons signalé précédemment qu’en l’absence d’une tentative de notre part d’assainir nos coutumes et d’éliminer de notre quotidien tous les facteurs de la décadence, la culture de notre renaissance n’a produit que des littéralistes répandus au sein d’un peuple analphabète.
Nous devons cette carence à l’homme du «peu» qui a tronqué l’idée de la renaissance pour n’en concevoir que ses besoins et ses convoitises en éludant l’élément essentiel. Dans ces conditions, il n’entrevoit de la culture que son aspect superflu et l’aborde seulement en tant que moyen pour se frayer un chemin et en tirer une gloire. Au-delà, c’est un simple savoir qui procure un revenu.
Le résultat de cette déviation du sens de la culture est incarné par ce qu’on appelle le «prétendu alem» ou le « soi-disant sage ».
En vérité, nous affrontons depuis cinquante ans un seul mal guérissable au demeurant qu’est l’analphabétisme, mais auquel se greffe aujourd’hui un autre mal qu’est la science parodiée ou, si l’on veut, le littéralisme dans l’apprentissage. La difficulté, toute la difficulté de ce mal, réside dans son remède. C’est ainsi que notre génération a eu l’occasion d’assister à l’émergence, durant la deuxième moitié du XXe siècle, de deux types d’individus dans notre société : le type loqueteux aux vêtements rapiécés et le type arborant des titres scientifiques.
S’il est facile de soigner le premier type, il est impossible de guérir le deuxième cas, car son esprit n’a pas acquis la science pour la muer en conscience efficace, mais pour la troquer en gagne-pain et en échelle qu’il gravit pour atteindre un siège au parlement. C’est ainsi que la science devient une infamie et une fausse monnaie qui n’a plus cours. Ce genre d’ignorance est aussi grave que l’ignorance absolue, car c’est une ignorance pétrifiée dans les lettres alphabétiques. Un ignorant de ce genre n’accomplit pas les missions à partir de leurs significations ni selon leurs portées, mais à partir de leur seul littéralisme alphabétique. Les mots prennent la même signification si le nombre de leurs lettres alphabétiques est égal si bien que «non» peut signifier « oui », car ces deux mots sont composés de trois lettres chacun.
Les propos de ce « alem» imposteur n’ont rien à voir avec le bégaiement du bambin fait d’« infantilisme » et d’« innocence ». Il n’a pas acquis son instruction d’une façon graduelle comme l’enfant, mais il a incarné dans son «bégaiement » à lui la vieillesse et le mal; c’est comme un éternel enfant.
Il faut écarter ce malade du chemin pour préparer la voie à l’étudiant sérieux et lucide. La culture ainsi ne regarde pas une classe sans une autre, mais concerne toute la société, y compris l’instruit et l’enfant qui n’a pas atteint encore l’âge de l’instruction. Elle concerne la société du sommet à la base, si toutefois il reste un sommet dans une société qui a perdu le sens de la grandeur devenue une horizontalité ensommeillée et apathique.
Parmi nos devoirs évidents, l’on compte le retour de la culture chez nous à son niveau réel. Aussi faut-il la déterminer sous un double angle : comme un élément historique pour mieux la saisir et comme un système pédagogique pratique pour la répandre au sein des couches de la société.
Le problème de la culture, pages 117 à 119